LE RENARD BLEU DE DOMOVIA
Depuis le 19 décembre, il neigeait sur Domovia. Depuis cinq jours, de légers flocons semblaient s’amuser à danser autour des branches des sapins et des cèdres ou jouaient à tourbillonner autour des troncs blancs des trembles et des bouleaux.
Quelques flocons vinrent chatouiller le museau d’Ilyssa. Il se secoua vivement car il n’avait pas le cœur à rire… Mais, que savent du rire les renards bleu de la Taïga ?
Ilyssa, roulé en boule au pied d’un sapin, était affamé et épuisé. Il fuyait depuis si longtemps les hommes que, s’il avait su compter, il aurait perdu le compte des jours. Oui, les jours heureux étaient bien loin, et bien loin était désormais la forêt où il était né, détruite un jour par la hache des bûcherons qui étaient venus soudain, abattant tous les arbres sans discernement. Sa famille ? Il n’en restait rien… elle avait été décimée par les chasseurs qui, avec leurs chiens, leurs fusils et leurs pièges, avaient précédé de peu les bûcherons. Il ne restait désormais de ses frères que quelques chapkas, ces bonnets de fourrure qui protègent du froid le front des hommes, et quelques étoles jetées sur les épaules d’élégantes de Saint Pétersbourg. Mais Ilyssa ne voulait rien savoir de tout cela. Echappé à la mort par miracle, il avait fui, droit devant lui, toujours vers l’Est… ou vers le Sud ? Mais, que savent des points cardinaux les renards bleu de la Taïga ?
Pendant les longs jours qu’avait duré sa fuite, il avait souffert de la peur, du froid et de la faim. Il s’était écarté autant que possible des meutes de loups et des maisons des hommes, s’éloignant comme de la peste des routes où parfois passaient des troïkas emportées par des chevaux au galop, rapides comme le vent. Il avait vu ainsi bien des choses étranges ou effrayantes que peu d’animaux ont pu voir : un fleuve immense dont il ignorait le nom, des paysages sans fin et même, une nuit, la silhouette fantômatique d’une isba montée sur pattes de poule, sans doute celle de Baba-Yaga… De quoi lui faire passer à jamais l’envie d’aller chaparder une volaille pour apaiser sa faim !
Maintenant, il lui semblait qu’il était temps de s’arrêter ; d’ailleurs, à vrai dire, il se sentait incapable d’aller plus loin. Affalé au pied de l’arbre où il avait trouvé refuge, là, au bord d’une clairière, il aurait fait pitié à quiconque l’aurait vu, à moins d’avoir un cœur de pierre : il était efflanqué et son pelage terne était taché de sang, souvenir d’une bataille perdue contre un chien errant. On aurait cru voir un vieux renard épuisé par l’âge… et pourtant il était encore bien jeune, à peine assez pour avoir quitté depuis peu le terrier familial.
Ilyssa décida de s’arrêter là. Il n’irait pas plus loin même s’il ne s’arrêtait que pour attendre la mort. Au moins mourrait-il en paix… Car cet endroit était, il le sentait d’instinct, différent des autres. Il se sentait accueilli, bien qu’il n’y eût autour de lui que quelques oiseaux chantant dans les branches et quelques écureuils affairés qui lui jetaient au passage des coups d’œil pleins de curiosité. Les arbres qui l’entouraient étaient immenses, sans doute plus que centenaires et ils semblaient le regarder avec sagesse et pencher leurs branches pour le protéger. Il posa sa tête sur ses pattes et attendit.
Sur le soir, tout changea. Qu’étaient ces bruits et ces odeurs étranges qui lui parvenaient, à peine étouffés par l’épaisseur des bois ? C’était, à vrai dire, un joyeux tumulte, provoqué par une petite troupe d’étranges vagabonds qui n’auraient fait peur à personne… sauf, bien sûr, à Ilyssa, qui se sentit soudain envahi par une terreur paralysante. Incapable de fuir, il resta immobile, attendant l’arrivée des hommes et de la mort.
Des hommes ? Ces êtres-là n’en avaient pas vraiment l’apparence… quoique, peut-être s’agissait-il de quelques aimables vieillards ? Mais pourquoi ces lumières, vertes, rouges, jaunes, bleu, qui entouraient leurs silhouettes et enluminaient leurs visages ? Ils n’avançaient pas d’une démarche lourde et malhabile, comme le font d’ordinaire les hommes mais paraissaient flotter, comme voyageant sur les ailes du vent… Qu’importe, tout cela était sans doute ce que lui faisait voir la fièvre… Le renard, malade et désespéré, ferma les yeux et attendit.
Le danger s’approcha. Les êtres lumineux faisaient beaucoup de bruit, remuant les fourrés, à la recherche d’on ne sait quoi… Peut-être de fruits ? Ilyssa entendit quelques paroles qu’il n’aurait pas dû comprendre, car les renards, cela est bien connu, ne parlent pas le langage des hommes. Cependant, ce langage-là lui sembla assez proche du sien, semblable à celui des chats… et il comprit qu’il s’agissait pour eux de « débusquer » quelque chose. Quelque chose, mais quoi ? Sans doute faisaient-ils là une battue, pour débusquer quelque animal sauvage dont ils feraient leur proie… Et bien cette proie, ils l’avaient trouvée : c’était lui, et il ne se défendrait même pas.
Les domovoys étaient toujours de belle humeur lorsqu’il s’agissait de partir en balade, mais, cette nuit-là… Cette nuit-là, ce n’était pas n’importe quelle nuit, n’est-ce-pas ? C’était la nuit du 24 au 25 décembre, enfin bref, la nuit de Noël et, que l’on soit homme ou domo, on sait que cette nuit-là est une nuit sacrée où doivent régner la paix et la joie. Alors, bien sûr, les domos étaient encore plus joyeux que d’habitude, ce qui, pourtant, peut sembler à première vue difficile… Leurs sacs de voyage avaient été particulièrement bien garnis en vue du réveillon et, craignant le passage de l’importun Léchy, les domos avaient déjà prélevé une partie des provisions pour satisfaire leur faim avant toute chose. L’un des domos, soudain, regretta amèrement d’avoir, peut-être, abusé du gogel-mogel… Il se frotta les yeux mais, décidément, l’étrange vision restait la même… Il tourna alors sa face rubiconde vers ses compagnons.
- Venez tous et regardez ! J’ai cru voir… un renard bleu !
Soudain Ilyssa fut entouré de sept domovoys lumineux. Sans savoir pourquoi, il n’éprouvait plus aucune crainte… d’ailleurs, il comprenait tout ce que disaient ces petits êtres-là. Il s’agissait, il le comprenait maintenant, d’esprits bienveillants… Et, dans les contrées que, jusqu’alors, il avait connu, les hommes cruels et violents lui avaient semblé avoir bien peu d’esprit… Il se laissa donc aller et remit son sort entre leurs mains.
- C’est une pitié, regardez-le !
- Il a faim, ça c’est sûr !
- Il a soif, c’est certain !
- Il souffre, c’est évident !
Sans perdre de temps en paroles inutiles, les domovoys se ruèrent alors sur leurs sacs. L’un donna des fruits, car il savait que les renards aiment eux aussi manger les baies qu’ils trouvent sur les buissons. Un autre donna du gogel-mogel, car il savait que les renards aiment les œufs, quoique… à vrai dire, c’était là une façon originale de manger des œufs, pour un renard ! Un troisième donna de la crème, car les chats aiment cela et peut-être les renards aussi. Un quatrième donna du pain, car c’est là tout ce qu’il avait. Un cinquième, enfin, apporta de l’eau fraîche, qu’il avait puisée à une source, et le renard en but, avec reconnaissance, sentant sa fièvre diminuer.
Le sixième domo, qui n’avait réussi à extraire de son sac qu’une poignée d’herbes, la regardait avec consternation, ne sachant ce qu’il pourrait en faire.
- Viens m’aider – lui dit le septième, qui avait allumé un feu de petit bois.
- Et que veux-tu donc faire? – lui demanda son camarade.
- Une potion magique, bien sûr – répondit-il en se saisissant des herbes. – Il faut bien soigner les blessures de ce pauvre renard !
Perplexe, le premier le regarda mélanger la mixture dans la marmite.
- Je croyais pourtant qu’aucun de nous ne savait comment utiliser ces herbes…
L’autre se mit à rire dans sa barbe.
- Allons donc ! Nous savons presque tous faire des potions depuis longtemps ! D’ailleurs viens ici que je te montre comment faire… Mais il faudra garder le secret encore quelque temps. Les maîtres de nos isbas –qui croient aussi être nos maîtres, naïfs qu’ils sont !- se montrent trop exigeants et pleins d’impatience. Ils réclament toujours plus au Créateur, demandant ceci et puis cela, voulant tout toujours et tout de suite… Il est bon qu’il apprennent à attendre et à modérer leurs élans… à savoir que demain doit apporter son lot de surprises…
Pendant qu’il tenait ce discours, il finit sa préparation et la fit absorber à Ilyssa qui la but sans faire de manières et se sentit aussitôt soulagé.
Les domovoys, voyant l’animal apaisé, décidèrent de reprendre la route. Ils l’auraient bien emmené avec eux, mais la vie au foyer, pour aussi douce qu’elle soit, n’est pas celle qui convient à un animal sauvage. Ils le laissèrent donc à regret, espérant revoir sa belle silhouette bleutée au hasard d’une nouvelle balade.
- Regardez-les donc se hâter de rejoindre ce vieux Doubynia ! Ils ne savent pas qu’ils l’ont échappée belle !
Les domovoys venaient à peine de partir que Ilyssa vit surgir près de lui la longue silhouette efflanquée d’un vieillard au visage, peu séduisant, d’une étrange couleur bleue. Il trouva ce personnage très beau et admirable. En effet, quelle idée ont de la beauté les renards bleu de la taïga ? Assurément pas la même que la nôtre !
Léchy , car c’est bien de lui qu’il s’agissait, regarda s’éloigner les domovoys en étouffant un soupir.
- Je ne leur ai rien pris cette fois. Bon, heureusement, ce ne sera pas toujours la nuit de Noël ! D’ailleurs, ils ont donné d’eux-mêmes le meilleur de ce qu’ils avaient… Et, puisque je suis le protecteur des animaux de la forêt, je leur suis reconnaissant de ce qu’ils ont fait !
Le vieil esprit de la forêt regarda Ilyssa avec malice.
- Dors, maintenant. Ils sont partis et c’est à mon tour de veiller sur toi.
Le renard s’endormit aussitôt. Léchy s’installa à côté de lui et le regarda dormir en souriant. Il savait - lui qui, comme tous les esprits, savait tout- que bientôt Ilyssa aurait fait de Domovia son territoire et que, très vite, une jeune renarde bleu venue, elle aussi, de très loin, le rejoindrait…
- Maintenant qu’il y a ici des renards bleu, il faudra que je pense aux renards argentés et peut-être aussi aux zibelines… - pensa-t-il en se grattant le crâne, l’air méditatif.
Dans la clairière qu’on appellerait désormais « la Clairière du Renard Bleu », Ilyssa dormait paisiblement. Et il rêvait aussi. Il rêvait d’un pays merveilleux et magique où, désormais, il serait chez lui. Il se sentait plein de bonheur et, dans son âme de renard, s’éleva une prière à son Créateur dont il prononça le nom avec reconnaissance.
- Quel est ce nom ? – me demandez-vous… Et bien, je ne vous le dirai pas, c’est un mystère ! Sachez seulement qu’il est fait de deux consonnes qui se trouvent à la fin de l’alphabet… C’est un nom que seuls les domovoys, les chats et les renards bleu peuvent prononcer.
Mais que savent les humains du langage des renards bleu de Domovia ?
Linnea
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