Rizliku
Benjamin Rilski roulait dans la taïga depuis des heures déjà. Quelle galère ! pour la centième fois, il revérifiait sa carte routière pour tenter de se repérer dans l’immense forêt de sapins enneigée. Et une fois encore, il se demanda ce qu’il faisait là. La lettre expédiée de Russie, trois mois auparavant, rédigée dans un français impeccable, lui avait vantée la beauté de la propriété que lui léguait sa grand-tante. Celle-ci, restée en Russie alors que le grand-père de Benjamin allait s’établir en France dans les années trente, devenue veuve et sans enfants, lui avait tout légué. Quel voyage cela avait été ! Ses notions approximatives de russe avaient tout juste suffi à Benjamin pour louer une voiture, et faire quelques haltes dans des hôtels miteux le long des huit cents kilomètres de route qu’il devait parcourir depuis Moscou.
Enfin, il touchait au but. Déjà la forêt semblait s’écarter devant lui…
ça y était, il entrait dans le village au nom imprononçable où se trouvait la demeure de feu sa tante. Une centaine de maison de bois, une église orthodoxe magnifique, son bois de cèdre argenté luisant dans la lumière du couchant,et c’était tout. Benjamin commença à craindre de s’ètre déplacé pour une masure croulante. Il repéra facilement le cabinet du notaire – « en face de la fontaine »,lui avait-il dit- gara sa voiture entre deux congères et entra.
Le notaire, petit bonhomme chauve à lunettes, fut chaleureux, et proposa à Benjamin d’aller immédiatement s’installer pour la nuit dans la maison – il n’y avait pas d’hôtel en ville – et de régler demain matin, une fois reposé, les détails administratifs. Benjamin, très fatigué, accepta.
L’isba de la tante se trouvait un peu en dehors du village. C’était une grande maison en rondins, avec une large pièce comportant une cheminée, un lit à baldaquin, des meubles de bois charmants, et une autre pièce, une écurie où se trouvait un vieux cheval bai à l’air triste. Benjamin remarqua, dans un coin, une petite assiette avec du pain sec et un bol de lait. Il supposa qu’il y avait eut un chien ou un chat dans la maison. Il remercia chaleureusement le notaire, qui avait prévu tout ce qu’il fallait pour le soir – un solide casse-croûte et du bois pour le feu- mangea à même le sol devant la cheminée où ronflait un bon feu, et alla se coucher.
Le lendemain, quand Benjamin s’éveilla, il était près de midi. Encore embrumé de sommeil, il alla s’asseoir à table, et entama la miche de pain frais. Frais ? Curieux. Il lui semblait avoir quasiment fini le pain de la veille, laissé par le notaire. Il alla récupérer l’assiette qu’il avait utilisé la veille… et ne la trouva pas. Devant la cheminée, le parquet était parfaitement vide. La vaisselle propre était rangée sur l’étagère, à coté du grand baquet de bois qui servait aussi bien à la lessive qu’à la vaisselle. Benjamin se frotta les cheveux : la petite vodka qu’il avait prise en digestif, peut-être… il s’habilla et sortit pour aller dans l’écurie. Le soleil déjà haut faisait luire la neige. Le cheval bai le salua d’un mouvement de tête. Benjamin remarqua que sa crinière était tressée. Il lui tapota les flancs : l’animal était en bonne santé, on avait bien pris soin de lui. Il faudrait remercier le notaire, songea Benjamin : il avait bien préparé son arrivée. A sa grande surprise, le fait d’avoir hérité d’une simple maison de bois et d’un cheval ne lui faisait pas regretter le voyage. Il avait merveilleusement bien dormi cette nuit, ce qui était rare. Et il n’avait même pas consulté son téléphone portable – qui de toute façon avait peu de chance de capter quoi que ce soit dans un coin aussi reculé.
Des pas crissèrent sur la neige. Benjamin se retourna et sourit en voyant le notaire, mais son sourire mourut sur ses lèvres : celui-ci, l’air contrit, était encadré par deux hommes à la mine patibulaire, vêtus de fourrures crasseuses. Le notaire serra la main de Benjamin, les autres ne firent aucun geste. « Je suis désolé, fit le notaire, mais nous allons avoir… un petit souci. Ces messieurs sont arrivés hier soir, après vous, et ils contestent le fait que vous héritiez de la maison, car ils disent que votre tante avait des dettes envers eux..
- Il doit y avoir moyen de s’arranger, il s’agit sans doute de faibles sommes, je peux payer..
- Le problème, c’est que dans un village comme le nôtre, on préfère les paiements en nature, voyez-vous : l’argent sert sommes toutes assez peu, presque tout se fait par troc et services rendus… de plus, comme il n’y a pas de traces écrites, il faut que je vérifie les dires de ces messieurs, mais en attendant, je ne sais pas si …»
Il échangea quelques mots en russe avec les deux hommes. Ceux-ci répondirent avec colère, le notaire sembla essayer de les convaincre de quelque chose. Puis le plus jeune eut un sourire mauvais, et désigna la voiture de Benjamin. Le notaire haussa les sourcils, puis se tourna vers le jeune homme : « Ils sont d’accord pour que vous restiez dans l’isba, mais ils veulent les clés de votre voiture en garantie. Vous comprenez, ils ont peur que vous partiez en volant quelque chose… » Benjamin soupira. Un marché de dupes… mais il n’avait pas le choix. Et au fond de lui-même, il savait qu’il ne voulait pas que ces deux crasseux aillent souiller la jolie maisonnette de sa grand-tante. Il leur donna les clés, et ils partirent en riant. Restés seuls, Benjamin et le notaire s’entreregardèrent. Le notaire déclara :
« De mauvaises gens. Aucun ne veut rester avec eux… leur maison est une vraie porcherie.
- Au fait, merci pour tout ce que vous avez fait pour moi ! Où puis-je acheter quelques victuailles ? »
Le notaire sourit : « Il y a un marché demain matin sur la place. Mais vous savez, je n’ai vraiment pas fait grand-chose… » Et il ajouta : « Je crois que vous êtes déjà chez vous. » et il s’en fut sans ajouter un mot.
Benjamin, perplexe, rentra dans l’isba, et alla se réchauffer devant le feu qui ronflait dans l’âtre, faisant craquer le bois humide. Benjamin haussa les sourcils. Qui avait allumé le feu ?? Il se dit, après mûre réflexion, que sa tante faisait probablement faire son ménage par une paysanne des environs qui devait avoir un double des clés : effrayée par la venue d’un étranger, et ne parlant certainement pas le français, la brave dame avait dû venir en douce… Il faudrait qu’il en parle au notaire. Benjamin alla s’attabler, mangea un morceau, nettoya la table, constata sans déplaisir particulier que son portable ne captait rien, lu un peu à la lumière d’une bougie, et, comme le soleil se couchait déjà, alla faire de même. Il dormit plus mal cette nuit, rêvant des deux escrocs, les voyant rire et poser leurs mains géantes sur son isba.
Il s’éveilla vers dix heures, s’habilla, et alla au marché acheter de quoi se sustenter quelques jours - il se rendit compte qu’au fond, ça ne le dérangeait pas d’être bloqué ici. Il se dit qu’il devait peut-être prévoir quelque chose pour la personne qui s’occupait du ménage. Il acheta un pull-over de laine de bonne qualité, un pot de miel, y ajouta un peu d’argent, et mit le tout devant la cheminée. Pour l’encourager à venir chercher son dû, Benjamin alla ostensiblement se promener dans le village et dans la forêt alentour. Il rentra chez lui juste avant le coucher du soleil, les jambes rompues d’une saine fatigue - il avait heureusement pensé à amener ses bottes - et l’estomac dans les talons.
Il trouva le feu ronflant dans la cheminée, un pain chaud et de la crème fraîche ajouté à ses victuailles personnelles. L’assiette contenant les cadeaux était partiellement vide : le pull-over de laine n’était plus là, le miel avait été à moitié mangé. Par contre, les deux billets étaient pliés en forme de petites maisons, et les pièces de monnaies manquaient. Benjamin se gratta la tête. Sans doute la brave paysanne était-elle trop fière pour accepter de l’argent, et n’avait pris que la petite monnaie qui lui servirait pour aller au marché. Il interpréta les pliages comme un signe de bienvenue. Il dîna de pommes de terres sous la cendres cuites dans la cheminée, accompagnées de crème et d’herbes ; il en laissa une portion dans un papier d’aluminium, se promettant de la remettre à la brave dame, et alla se coucher.
Le lendemain, par contre, les choses se compliquèrent. Les pommes de terre avaient été mangées, ainsi que le reste de miel. La mangeoire du cheval avait été garnie. L’isba était rutilante de propreté, même les chaussures de Benjamin avaient été cirées, ses vêtements lavés. Le tout en une nuit, et sans un bruit. Avec la porte de l’isba fermée à clé, la clé laissée dans la serrure. C’était trop fort ! Bien décidé à tirer l’histoire au clair, Benjamin enfila son manteau et sortit.. et s’arrêta sur place. Sa voiture avait disparu ! !
Benjamin resta un moment sans réagir. Les deux « patibulaires » auxquels il avait donné les clefs lui étaient venus immédiatement à l’esprit. Il avait dormi profondément cette nuit…Un hennissement le tira de ses pensées. Le cheval était sorti de l’écurie, sellé et harnaché. Benjamin s’approcha, l’animal ne bougea pas. Le jeune homme monta en selle, de plus en plus perplexe.
Les traces de la voiture étaient facile à suivre dans la neige. Elle s’enfonçaient dans la forêt, sur un chemin tout juste assez large et à peine déneigé. Au détour d’un virage, Benjamin aperçut enfin sa voiture. Il avait chevauché un heure environ. Il descendit de cheval. La voiture était simplement arrêtée au bord de la route, vide, intacte. Non loin, on voyait les traces d’une autre voiture. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Une fois encore, ce fut le cheval qui tira Benjamin de ses réflexions. Son hennissement était cette fois affolé. Il regardait sans cesse en direction du village... de la fumée ! De la fumée montait entre les arbres... l’isba ! ils n’auraient pas osé…
Benjamin sauta sur sa monture, et chevaucha comme un fou jusqu’au village. La fumée venait bien de l’isba, mais achevait de se dissiper : seule la paille de l’écurie avait brûlé, le bois de la charpente était à peine noirci. Les deux larrons étaient là, solidement garrottés, l’air terrorisé, entouré par une foule vindicative. Le notaire vint à la rencontre de Benjamin, le sourire aux lèvres. Les deux larrons, dit-il, avaient facilement reconnus avoir volé sa voiture pour l’éloigner de l’isba, afin de la piller et d’y mettre le feu en faisant croire à un accident. Mais leurs cris avaient alerté le voisinage.
« Leurs cris, dites-vous ? Mais pourquoi ont-ils crié?
- La maison de feu votre grand-tante est bien protégée, vous savez ! fit le notaire avec un clin d’oeil. »
Et il s’en alla, accompagnant les voleurs au poste de police le plus proche. La foule salua amicalement Benjamin, et se dispersa. Le jeune homme regarda la maison, la neige couverte de trace de pas. Il en vit certaines très petites. Rompu, il ramena le cheval à l’écurie, et alla se coucher, sans même toucher à son repas qui l’attendait. Il ne fit pas attention au désordre : des cordes tendues de part et d’autres, des traces de flammes par endroit, très localisées. La serrure avait été forcée mais réparée. Benjamin se jeta sur le lit, et s’endormit comme un masse.
Au chevet du lit, sur le montant, apparut doucement une petite silhouette : un minuscule bonhomme à barbe grise, au visage plissée comme une vielle pomme. Il portait un bonnet rouge, un collier de pièces de monnaies brillantes, et un pull bien trop grand pour lui. Il dit doucement : « Benjamin peut dormir. Rizliku est content. Rizliku était très triste quand la vieille dame est morte. Rizliku était si triste qu’il laissait l’isba sale et désordonnée. Rizliku a honte de cela. Puis Rizliku a su dans son cœur que quelqu’un du sang de la vieille dame allait venir. Alors Rizliku a préparé l’isba, et Benjamin a été bon avec Rizliku. Il lui a donné le bon miel et la laine qui tient chaud, et de jolis morceaux de métal brillant, et des papiers qui bruissent pour amuser Rizliku. Il a été gentil avec le cheval. Rizliku était très, très content. Et puis de méchants hommes ont voulu faire du mal à l’isba. Ils venaient déjà avant tourmenter la vieille dame, et elle était très triste. Rizliku s’est fâché tout rouge, il a utilisé le feu qui brûle, posé des pièges, il a fait peur aux méchants hommes, et ils sont partis. Le vieil-homme-aux-lunettes les a pris, c’était un ami de la vieille dame, il venait souvent boire le thé. Rizliku lui a fait un signe de son chapeau, et vieil-homme-aux-lunettes lui a fait un clin d’œil. Rizliku espère que bientôt le vieil-homme-aux-lunettes reviendra voir Benjamin et qu’ils boiront du thé en écoutant Rizliku raconter les vieilles, vieilles histoires de la taïga. Mais maintenant, Benjamin peut dormir. Rizliku veille ».
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