Femme sans histoire
Le soleil disparaît lentement derrière la montagne. L’izba se profile encore bien loin, juste au-dessus du précipice. Pour y accéder, il faut encore traverser le torrent et grimper en s’agrippant aux rochers et à la faible végétation. La Femme, tremblant de fatigue, essaie de rassembler tous ses efforts pour y parvenir. « Je dois y arriver, je dois écrire ».
Cependant, avec les rayons du soleil qui s’en vont, sa mémoire semble se vider lentement et elle oublie sa journée, son but, tout. A la place, les visages familiers de ses amis reviennent au coin de l’œil. Ces ombres semblent flotter dans l’air, dansent et s’interposent avec le paysage. D’abord, arrive le chat noir, silencieusement, puis un Domovoy traînant derrière lui un énorme bol dans lequel il touille de temps en temps. Leur présence est rassurante, bien qu’ils ne lui parlent pas, en continuant de s’affairer à leur besogne. Leurs contours sont de plus en plus nettes.
En rassemblant tous ses efforts, la Femme s’approche de l’izba. Le soleil disparaît, elle n’a pas le temps de franchir la porte, et tombe au sol dans un profond sommeil. Avec les premiers rayons du soleil, la Femme ouvre les yeux, s’étire. Oh, que son dos lui fait mal. Elle avait dormi sur le seuil de la porte, enveloppée dans son épais manteau. Autour d’elle, personne. L’izba semble inhabitée. Meublé très simplement, avec quelques chaises et une table sculptées à la main, la petite maison tout en bois garde de traces d’un récent passage. Avec joie, la Femme découvre un peu de nourriture dans le garde à manger. Il y a aussi des herbes fraîchement cueillies qui sentent bon, mais à quoi peuvent-elles servir ?
La Femme ouvre son sac. Elle y trouve un épais carnet dont la couverture en cuir, sale et rayée, porte les marques de son intense usage. Avec une écriture noire, bien visible, il y est marqué « à lire avant tout ». Etonnée, la Femme tourne une page et lit « J’oublie chaque soir ma journée. Ceci est le résumé de ma vie. La dernière page correspond à hier ». Sur la dernière il y a un court paragraphe « Je vais chercher Visul dans l’izba au delà du Village Abandonné, près de la frontière casaque. Le choucas a raconté au Dvorovoi qu’il chassait là-bas, là ou la forêt est si profonde qu’aucun humain n’ose s’aventurer. Il semble que Visul passe à côté d’une izba abandonnée, construite en flanc de montagne. Je dois me dépêcher. ».
La lecture est brusquement interrompue par des voix qui se font entendre au loin. La Femme sort vite de l’habitation et avance avec précaution en se cachant derrière les arbres. Elle voit des petites silhouettes en bas du torrent, qui avancent vite. Les voix lui parviennent de plus en plus clairement. Ce sont des chants, des rires. Elle compte sept petits bonhommes barbus qui montent droit vers l’izba. Ils portent des bougies, ou c’est leurs yeux qui illuminent ainsi ? Et puis, c’est curieux, ils sont un peu transparents. Ah mais… ce sont mes amis, les Domovoys ! La Femme court vers eux, quel bonheur de se retrouver en plein jour ! Les Domovoys portent des lourds sacs avec du pain, de la crème et des fruits de bois fraîchement cueillis. Ils ventent une boisson, le GogelMogel, qu’ils proposent de partager, mais la Femme se souvient bien qu’elle est faite avec des œufs crus… Les Domovoys ont fait un long chemin, ils ont rencontré et fait affaire avec Doubinia. Ils n’osent pas aller plus loin, car les terres de BabaYaga sont dangereuses. Un Domovoy raconte que seul Visul ose franchir les frontières casaques, car il sait voler en cas de danger au dessus des arbres. Visul… Visul, la Femme l’a rencontré dans ses rêves et elle se souvient bien de tous ses rêves. Ils se sont longuement regardés, mais ils ne se sont jamais parlés. Elle l’a observé voler, cela l’a intriguée. Puis, lorsqu’elle a été en danger, elle a pensé qu’elle devait s’enfuir en volant. D’abord, s’élever à deux mètres du sol fut difficile, elle sentait toute son énergie partir. Puis, elle réussit à s’élever plus haut et en voyant ses ennemis en bas, elle savait qu’elle était hors de danger. Mais quel effort de se maintenir en haut du sol !
Gaiement, dans la compagnie des Domovoys, la journée passe très vite, puis, le soir arrive. Les Domovoys établissent leur campement près de l’izba, alors que la Femme entre dans l’izba pour s’y abriter. Elle cherche des bûches, allume le feu mais, dès que le soleil est couché, tombe dans un profond sommeil.
Au beau milieu de la nuit, des bruits terribles retentissent dans l’izba. Des casseroles volent, éclatent au contact du sol. Tout cela finit par réveiller la Femme. Dans la faible lueur des flammes, elle distingue un minuscule personnage poilu qui ricane. Il s’approche du feu, avec un bol d’eau. « Oh, le méchant Bouka, je ne dois pas le laisser éteindre le feu ». La Femme essaye de le repousser, mais lui, habile et rapide, se faufile et jette l’eau sur le feu. Le feu palpite et menace de s’éteindre. Le Bouka court dans l’izba, renverse les meubles. Tout ce fracas finit par réveiller les Domovoys qui, inquiets, arrivent à l’izba. En les voyant, le Bouka s’effraie et s’enfuit. La Femme cherche des bûches et attise le feu. Puis, tranquillisés, chacun s’endort. Au matin, le feu brille dans l’izba.
Avec les rayons de soleil, la Femme se réveille comme d’habitude. Elle commence à ranger l’izba tout en chantant. Soudain, la Femme sent une présence. En se retournant, elle aperçoit en contre-jour, dans le seuil de la porte la silhouette d’un grand homme. Ses épaules sont larges, il porte de longs chevaux blonds et est habille de peaux. Visul enfin…. Il sourit doucement.