Le premier jour, il était entendu que nous essayerions d’aller jusqu’au pied du pic sans tête. Cela devait être une marche assez agréable puisque aucun danger ne nous attendait. L’hiver de cette fin de mois de décembre était toutefois vigoureux et la neige qui recouvrait tout risquait de rendre notre marche difficile. Pipenbois nous avait donné de grosses vestes très épaisses, des bottes, et tout ce qu’il fallait pour ne pas avoir froid. Je ne sais pas où il avait pu trouver des vêtements à la taille de ma fée, mais Cléia, en tout cas, ressemblait à une charmante patineuse, dans son joli manteau cintré, avec sa toque et son manchon. Pour ma part, je ressemblais plus à un bûcheron qu’à autre chose mais je ne m’en souciais guère. Depuis quelques temps, nous sortions le moins possible. Les bourrasques de Strakh fouettaient le sol jusqu’à la chaumière, emportant une neige poudreuse et abondante et la cheminée ainsi que le poêle tournaient à plein régime en permanence.
Pourtant, j’avais fini par me réjouir de ce départ, non pas que les aventures m’aient manqué mais, parce que j’avais le pressentiment que j’allais apprendre encore beaucoup lors de ce voyage. Luciole, quand à elle, était plus grave que jamais. J’avais cru d’abord qu’elle faisait une rechute puis j’avais compris que quelque chose la minait, ce fameux secret sans doute qui avait l’air si lourd à porter. J’aurais tellement voulu l’aider et je me sentais si impuissant. Je la trouvais pâle et silencieuse, pendant qu’elle filait de la laine pour se confectionner une tunique. Mais fidèle à mon serment, je ne faisais aucune remarque. Ce matin-là, Pipenbois remplit ma besace tant qu’il le put de pain, de fruits secs, et d’un tas d’autres denrées. La maisonnette de Luciole n’avait pas été épargnée et mon maître l’avait remplie de petites graines et de pollen dont il avait fait récolte à l’automne et dont Cléia raffolait. Je pris la petite maison et la suspendis à mon sac, me dirigeai vers la porte, un peu triste, balayai du regard l’intérieur de la chaumière et serrai la main de Pipenbois avec force.
- Je vous remercie pour votre hospitalité. Merci pour tout et… à bientôt ! - Hum, hum, hum… Tu n’as pas à me remercier… Et puis, il ne s’agit pas d’un au revoir : j’ai décidé de vous accompagner jusqu’au pied du pic sans tête. Nous allons partir avec Flocon et Charbon. Une petite promenade ne leur fera pas de mal. Et là-bas, je vous confierais aux bons soins d’un de mes meilleurs amis. - Mon cœur bondit de joie à l’idée que nous ne soyons pas trop vite séparés. Ce serait plaisant de faire la route ainsi. Pipenbois s’enroula dans une grosse couverture de laine, ferma soigneusement la porte de sa maison, appela Charbon et Flocon qui arrivèrent au petit trot et toute la troupe se mit en marche. Vous dites ? Monter Charbon et Flocon ? Allons, nous sommes des lutins, nous parlons la langue des animaux. Il serait fort inconvenant de monter sur le dos d’un de nos amis. Monteriez-vous sur le dos de votre meilleur ami ? Ah ! Et bien voilà, Charbon et Flocon nous accompagnaient gentiment, en amis.
La neige avait encore tombé en abondance pendant la nuit et nous nous enfoncions jusqu’ aux genoux à chaque pas. Mais les vêtements que Maître Pipenbois nous avait fournis étaient chaud et imperméables et nous ne souffrions pas du froid. Le chemin de pierre que nous suivîmes au début avait été fabriqué par mon maître Domovoy lui-même. Il en était d’ailleurs très fier. Il faut dire qu’il y avait peu de pierres dans sa forêt et que c’est au cours de ses voyages qu’il avait ramené des cailloux, en les transportant dans une besace sensiblement identique à la mienne. Alors, tout le temps que nous passâmes sur ce sentier, il fut intarissable. Il nous raconta ses rencontres avec Doubynia, qu’il connaissait personnellement, tendant un doigt vers une grosse pierre rougeâtre : « Je cherchais des troncs d’arbres pour construire ma maison et je savais que Doubynia était le plus à même de m’indiquer les arbres les plus robustes et les plus vieux. Mais avant notre première rencontre, je suis tombé sur ce sacré Léchy, qui me jeta des pierres pour me faire partir. Il était persuadé que je venais mettre le feu à la forêt ! » Et il partait de son bon gros rire d’ours, lissant la pierre du bout du pied.
Si ce sentier était formidable, c’était justement que chaque pierre qui le composait avait son histoire et avait été choisie avec soin. Cela avait dû prendre des années pour récolter toutes ces pierres, toutes assez petites pour entrer dans un sac et je prenais conscience de la grande expérience et du nombre de voyages que mon Maître avait dû faire avant que je le rencontre ! « Cette pierre-là, dit-il en désignant une pierre pailletée, je l’ai trouvée dans l’aire de Zmeï. Elle est toute noire parce qu’elle s’est oxydée à la chaleur des flammes. J’étais jeune et intrépide et, par la barbe de Zmeï, sacrément inconscient ! » Il avait donc rencontré Zmeï lui-même ! « Je pourrais en effet te le faire croire, fils, mais ce n’est pas le cas ! J’ai visité son aire, oui, mais Zmeï était parti chasser ! » Et sans que nous nous en rendions vraiment compte, nous avancions d’un bon pas. Le chemin, passant sous les frondaisons, s’obscurcissait de plus en plus mais, tout aux histoires de Pipenbois, nous n’y avions même pas pris garde.
Quelle aubaine qu’il ait consenti à faire un bout de chemin avec nous ! Luciole, posée sur mon épaule, buvait les paroles du vieux Domovoy. Elle retenait sa respiration aux moments inquiétants et avait complètement oublié, selon moi, sa quête. « Et c’est alors que cette horde de Zlydni… - De quoi ? –Oh, des bestioles qui s’amusent à ruiner les humains… Et bien une horde, par les crocs de Zmeï, une horde de Zlydni qui se jette sur moi… » Non, honnêtement, nous n’imaginions pas très bien parce que nous ne savions pas à quoi ressemblaient ces « bestioles » mais par contre, nous ne pouvions nier le courage de Pipenbois. « Oh, mais n’aie crainte, jeune Lullaby, ton tour viendra ! » Et il me tapotait l’épaule. Mais c’est que je ne craignais pas de ne pas rencontrer de dangers ! Je redoutais plutôt d’affronter toutes ces choses dont Maître Pipenbois parlait avec autant de légèreté. Nous arrivâmes au bout du chemin de pierres. « Voici la dernière pierre du sentier ! » annonça Pipenbois. Elle ne ressemblait à aucune autre. On aurait même pu penser qu’elle était phosphorescente tant sa blancheur tranchait dans le sous-bois. Elle devait mesurer 3 pieds de long, sans dépasser la largueur d’une main et se trouvait enfoncée profondément dans la terre. Si cette pierre-là avait été amenée par mon Maître, il ne l’avait sûrement pas rangée dans son sac ! Pipenbois se tut un instant, en proie à une vive émotion.
- C’est la première pierre que j’ai posée… Je devais être un peu plus âgé que toi. - La première ? Je pensais que vous aviez commencé le chemin de votre chaumière… - Non, j’ai construit le chemin d’abord puis ma chaumière… après qu’Aspid ait détruit la maison que je protégeais et la famille d’humains sur laquelle je veillais. - Asp… - Un serpent, me coupa-t-il. Enfin, une sorte de serpent ailé, rempli de haine, un destructeur... Il est arrivé et a mis le feu au village. J’ai fait ce que j’ai pu pour sauver les miens et la demeure mais je n’ai pas réussi. Aspid est de la même nature que Zmeï, on ne peut les vaincre qu’au prix de courage, de patience et de folie. Fou de colère et de chagrin, car mes humains étaient bons et me traitaient avec respect, je l’ai poursuivi au delà des montagnes, j’ai cherché son repaire, mais je n’ai pas pu le retrouver. Alors, je suis retourné au village, je suis allé là où s’était tenue une jolie izba pleine de joie et de chansons. Il ne restait que des ruines calcinées… et le pas de la porte, cette pierre blanche sur laquelle tu te tiens, Lullaby. J’ai refusé de devenir le protecteur d’un autre foyer, bien que de nombreux humains m’aient prié de s’installer chez eux. J’ai déterré le pas de porte, j’ai fait mon baluchon, et j’ai porté la pierre jusqu’au sortir du village, ici même. Je l’ai planté là, en hommage à mes amis disparus et je suis parti. J’ai parcouru le monde, j’ai affronté les dangers les plus grands mais chaque fois, mes pas me ramenaient ici. Je plantais une nouvelle pierre… Jusqu’au jour où je suis tombé sur la clairière où j’ai construit ma chaumière. J’étais fatigué, repu d’aventures et j’aspirais à la paix. Aujourd’hui, j’aide les nouveaux, comme toi, parce les esprits de la forêt me l’ont demandé. Cela me plaît. Je jetai un regard en arrière et contemplai le long chemin caillouteux. Un chemin de peines, de colère, une sorte d’apaisement aussi.
- Il faut se remettre en route ! - Maître ? - Hum… - Pourquoi être parti dans cette direction ? Pipenbois s’accorda un moment de réflexion. - Je n’y ai pas trop réfléchi. Je suis allé droit devant moi. Il me désigna le carrefour au milieu duquel nous nous tenions : - Et puis, de ce côté-ci, ajouta-t-il en désignant sa droite, cela conduit à la rivière que tu as traversée il y a quelques mois. Les villageois y pêchent leurs poissons quand les ondines dorment. Et par là, cela ne mène qu’à un seul endroit… - Chez Baba-Yaga, dit une petite voix étouffée. C’était ma fée-jonquille, tremblante. - Tout juste ! Alors, tu vois que je ne me suis pas posé la question.
Le fond de l’air s’est rafraîchi, vous ne trouvez pas ? Je vais allumer un feu dans la cheminée. Vous prendrez bien un peu de gâteau à la cannelle ?
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