Il faisait très sombre, malgré l’heure encore matinale. Charbon et Flocon prirent congé. Ils n’auraient pas pu traverser les fourrés sans se blesser. Flocon posa son museau sur mon épaule et me souhaita bonne route. Charbon colla sa joue contre ma joue et me dit à très bientôt. Nous les regardâmes repartir sur le chemin pavé, leurs sabots lustrés résonnant sur la pierre. Et lorsque nous ne les vîmes plus, nous nous engageâmes sur le sentier de gauche, de loin le moins avenant de tous. Nous prenions soin de ne pas être égratignés par les ronces et notre marche était ralentie par des herbes drues, des troncs d’arbres couchés au milieu du chemin, des buissons qui avaient poussé anarchiquement. Luciole, en éclaireur, voletait devant nous et nous suivions au pas, la lueur dorée. Cette sente ne devait pas être empruntée très souvent. Mais qui serait allé rendre visite à la sorcière ?
L’atmosphère s’était alourdie. Nous ne parlions plus. Il me semblait que nous n’étions plus seuls et je surprenais parfois des bruissements, des lueurs jaunâtres, des craquements. Cela n’était pas la même chose que dans la forêt des Esprits, c’était, comment dire ? plus froid, plus malsain, plus sournois… D’ailleurs, si la neige était bien moins abondante ici et que nous aurions dû avoir moins froid, c’était tout le contraire… Un froid glacial s’insinuait dans nos chairs, froissait le cœur, étreignait les âmes. Ce n’ était pas le froid que l’on ressent quand il fait – 40°c., non, c’ était un froid qui vous gelait de l’intérieur et nous ôtait tout espoir. Pourtant, nous étions encore bien loin de la maison de Baba-Yaga. Cela promettait… - Ne vous laissez pas envahir par ces vilaines pensées, nous dit Pipenbois alors que nous avancions maussades. Nous venons d’entrer dans la forêt qui appartient à la sorcière, et elle l’a protégée de maléfices et de diableries. Mais vous ne devez pas vous laisser aller à son emprise car vous n’en réchapperiez pas. Ce n’est qu’un petit sortilège : pensez à ce que vous aimez le plus, à ce qui vous fait rêver. Ne vous laissez pas submerger par la tristesse. C’était plus facile à dire qu’à faire ! C’était trop dur ! Et puis à quoi bon ? Notre entreprise n’aboutirait sans doute pas. Et je ne savais même pas pourquoi nous marchions ainsi, probablement voués à une mort cruelle ! Baba-Yaga était plus puissante que nous trois réunis. C’était sans espoir. Au bout de quelques heures, le charme s’était violemment emparé de Luciole et de moi-même. Pris par un abattement croissant, je m’assis par terre, refusant de faire un pas de plus. - Fils, relève-toi ! ordonna Pipenbois. - Non. - Ne te laisse pas ensorceler… - Je ne suis pas ensorcelé. Je suis juste lucide. Nous devons retourner sur nos pas, rentrer à la chaumière. Nous marchons vers notre mort. - Baba-Yaga ne vous tuera pas. - Et comment le savez-vous ? Vous êtes magicien ? Dis-je avec force. - Il a raison, ajouta Luciole. C’est sans espoir. Et je n’aurais pas la réponse à ma question. Je ne retrouverais jamais… Je ne retrouverais jamais Lanterne. Luciole se mit à pleurer doucement, sans faire de bruit, après avoir claqué la porte de sa petite maison. Lanterne… Lanterne. Lanterne ? Qui était Lanterne ? Le secret ? C’était un pan du secret de ma petite fée ?! Elle cherchait quelqu’un ? Je luttais pour réfléchir, je luttais pour continuer à respirer, pour continuer à rêver. Ne pas se laisser envahir par la torpeur, ne pas se laisser aller à la mélancolie, penser à ce que l’on aime le plus… Les papillons ! Les papillons !! Mais oui, les papillons si légers, si fragiles, si colorés, si pleins d’une vie dont le but nous échappe, qui vivent pour vivre, courageusement, pleinement, même si leur existence se compte en heures. La beauté de l’éphémère et de l’inutile peut avoir un sens… Mais oui ! Je sortis ma boule dorée et l’agitai, pris d’une exaltation nouvelle. La lumière mordorée en jaillit et en émanèrent des papillons multicolores, et des fleurs et de la musique ! Mon cœur se sentit plus léger, Cléia sécha ses larmes, Pipenbois respira profondément. - Bien, petit Lutin, tu as bien réagi. Allons, ne traînons pas maintenant. L’effet de ta boule à rêves ne sera pas éternel ! Et nous nous remîmes en route, plus vaillamment que jamais, emportant dans notre sillage cette onde de joie pure qui tranchait tellement avec la tristesse de la forêt.
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