Et là, je n’eus plus de doute. Pourquoi tout arrive toujours en même temps ? L’ombre. L’ombre que j’avais crus entre-apercevoir n’était pas un affabulation ! C’était… c’était une sorte de fantôme, je ne sais pas comment le décrire tant son évocation me fait encore frissonner ! Au milieu des bourrasques de vent qui soulevaient la terre poudreuse et les herbes rases, je vis une sorte de fantôme hideux, inquiétant, qui semblait avaler toute la lumière autour de lui. Il ricanait et me frôlait, et, alors que je le croyais immatériel, il me bouscula et me jeta à terre. Je protégeai contre moi mon petit œuf d’osier si fragile et me recroquevillai au sol. Je voulus voir si Cléia n’avait pas souffert de ma chute : elle avait l’air, à présent d’être inconsciente et respirait plus vite. Ramassé sur moi-même, je me demandai comment sortir de cette situation, en faisant appel à la fameuse mémoire collective des esprits de la forêt dont la Dame des Bois m’avait parlé. Mais je ne me rappelais de rien ! Pris de panique, je remis mon sac en bandoulière, serrai mon précieux chargement dans ma veste et me mis à courir éperdument devant moi. Mais c’était peine perdue. Le fantôme était partout : devant moi quand j’avançais, derrière moi quand je me retournais, il m’encerclait, me tenait dans ses rets et entravait ma course en riant sardoniquement. Je tins bon et continuai ma course. Je courus tant que je le pus, malgré le vent qui soufflait contre moi, malgré ma peur, la peur de cette… cette… chose dont je ne savais pas les intentions et la peur, plus terrible encore, que Cléia… Non ! Ce n’était pas possible ! Les montagnes se rapprochèrent de moi sensiblement. Mais le vent violent de tout à l’heure s’était transformé en tempête. J’avais oublié mon bâton et je boitais, ce qui me ralentissait. J’avais fini par prendre mon parti de mon compagnon de route. S’il m’empêchait d’aller très vite, il ne me faisait pas de mal. Je n’avais pas à me plaindre. Mais au bout d’un moment, il me fit trébucher à nouveau, plus lourdement cette fois. Je tombai à genoux et failli lâcher la boîte d’osier. - Maintenant, ça suffit ! criai-je, en me redressant et en me campant sur mes deux jambes. Dis-moi ce que tu veux ou fiche-moi la paix ! Oui, vous allez sans doute penser que je suis d’un extraordinaire courage. Et je ne vous démentirais certainement pas si je n’avais pas senti mes jambes flageoler sous moi ! J’étais mort de peur. Regarder en face l’être inquiétant qui me malmenait me remplissait d’une terreur qui me paralysait. Je ne savais pas par où regarder et je ne savais même pas si ce à quoi je m’adressais était doué d’entendement et s’il pouvait m’infliger un châtiment pour avoir osé lui parler avec autant d’audace. Je fus vite fixé… Tout à coup, je vis se dresser devant moi l’être monstrueux. Au milieu de la poussière soulevée par le vent, se dessina une silhouette immense et indéfinissable. D’ailleurs, je n’aurais pu vous dire à quoi elle ressemblait vraiment. C’était un amas de cailloux, de terres, d’herbes sèches, au sommet duquel luisaient deux yeux de feu, et autant vous dire qu’ils n’avaient pas l’air content du tout ! - Comment oses-tu t’adresser aussi trivialement à l’Esprit du vent ? Te crois-tu de taille à lutter contre moi ? Tu vas tâter de mon courroux ! prononça une voix sifflante et omniprésente. - Je ne vois pas pourquoi je serais puni ! Je ne t’ai fait aucun mal ! Je ne fais que traverser la plaine ! Laisse-moi en paix ! hurlai-je pour couvrir le bruit du vent. Et je pris ma première leçon sur les esprits maléfiques : Un mauvais esprit n’a aucune conscience et aucun souci d’équité. S’il a envie de te faire du mal, et bien, il n’a aucunement besoin d’avoir une raison ! Pourvu qu’il considère que tu peux lui être nuisible, tu lui serviras au choix de jouet, de passe-temps, de casse-croûte où de souffre-douleur. Autant vous avouer que je ne pris pas le temps de me demander quelles étaient les intentions de cet esprit-là. Sans demander mon reste, rempli de désespoir, je repris ma course, fouetté par des branchages arrachés dieu sait où (il n’y avait pas un arbre ici !), battu par des gravillons, griffé par des ronces sèches, qui volaient tout autour de moi. La lumière avait disparu, remplacée par une sorte de pénombre brumeuse. J’avais l’impression de me trouver au centre d’une petite tornade qui se concentrait sur moi. Je courais et c’était tout ce qu’il me semblait bon de faire. Les montagnes avançaient vers moi, même si cela n’était pas assez vite à mon goût. Luciole n’allait pas mieux mais je ne pouvais pas dire qu’elle allait plus mal. Tout en courant avec difficulté – je vous rappelle que je m’étais blessé dans ma chute ! – je réfléchissais à ce que Cléia pouvait bien avoir contracté. Toute pensée était bonne tant qu’elle m’éloignait de ma situation présente qui n’était pas brillante. Une pierre aux angles tranchants avait tapé durement ma tempe gauche et s’y était logée profondément avant de tomber. C’était le cadet de mes soucis. Ma priorité, c’était ma petite fée-jonquille. Je me sentais responsable, mettez-vous à ma place ! Elle vivait, sereine, au milieu des siens et avait quitté son refuge pour m’accompagner. Et à la première difficulté, j’étais incapable de lui porter secours. J’essuyai d’un revers de main le liquide chaud qui coulait de ma tempe , rageusement, méprisant totalement l’esprit mauvais qui me harcelait de ses assauts. Je me demandai cependant si, arrivé aux abords des montagnes, il finirait pas capituler. A force de réfléchir, je me dis que le vent ne pourrait pas être si fort au milieu des arbres qui poussaient sur les montagnes que je devinais à présent et cela me donna un peu de courage. - Je te laisse découvrir par toi-même ce qu’elle est capable de faire… Cette phrase inscrite dans ma mémoire me revint… Où l’avais-je entendue et à quel sujet déjà ? Vous en rappelez-vous ? Oh, ne me blâmez pas trop : si votre amie était mourante et que vous étiez poursuivi par un esprit mauvais, je suis persuadé que vous aussi, vous auriez des trous de mémoire ! Oui… Oui ! La Dame des Bois !! Son cadeau ! La boule brillante !! Pourvu qu’elle ne se soit pas cassée dans ma chute. Tout à mes douleurs, je n’avais pas vérifié. Je gardai dans une main moite, le cocon de Cléia et glissai mon autre main dans ma besace. Ce n’était pas facile car je n’avais pas interrompu ma course et j’eus assez de mal à la sortir de mon sac. Curieusement, elle n’était pas brisée ! - Secoue-la… Je suivis les conseils de la petite voix cristalline que j’entendais à présent clairement au fond de moi et secouai la boule à neige. Je me dis que s’il en sortait des papillons, j’aurais l’air bien fin ! Je levai les yeux au ciel : - Dame Lélia, pourvu que vous ne m’ayez pas laissé tomber… Je la secouai vivement et la boule s’anima. Non, il n’en sortit pas des papillons ! Un jet de lumière aveuglante en jaillit et m’éblouit tant que j’arrêtai de courir. C’était une lumière dorée, la même que celle que l’on peut voir en plein été, au soleil de midi. La lumière m’entoura d’un halo chaud et compact, et chassa, en dehors de la sphère lumineuse, tous les débris et la semi-obscurité. Je me remis à courir droit devant moi, sentant tout autour de moi les forces qui étaient entrées en lutte les unes contre les autres. C’était beaucoup mieux que des papillons ! Je jetai un regard en arrière et je vis le rictus de rage de l’esprit mauvais qui butait à présent contre la paroi de lumière vivante qui me protégeait. Je forçai un peu plus le pas, puisant dans mes dernières réserves. Peu à peu, le bruit du vent devint moins sifflant à mes oreilles puis finit par s’éteindre. Je m’arrêtai, épuisé, et la lumière vint se nicher dans la boule dorée. En face de moi, majestueuses et imposantes, les montagnes se dressaient. Je pénétrai dans un bosquet d’arbres et m’assis un instant pour boire quelques gorgées d’eau fraîche. Cléia ne bougeait plus. J’avais peut-être pu venir à bout de l’Esprit du vent mais je me lamentais car je savais que je ne saurais pas aider ma petite fée. Je me laissai submerger par mon désespoir, abattu, la tête basse. La nuit tombait. On n’arriverait pas à la chaumière de Maître Pipenbois avant le coucher du soleil comme l’espérait Cléia. Pourtant… Pourtant, peut-être que lui aurait su quoi faire. Il me fallait continuer, essayer quelque chose… J’humectai à nouveau légèrement le petit bout de chiffon qui servait de compresse à ma fée et je me remis en route, ivre de fatigue, titubant, ayant à peine la force de porter à ma bouche les quelques vivres que j’avais dans mon sac. J’avais le cœur lourd, et on a moins d’ardeur à la tâche lorsque l’on est triste. Je suivis le sentier qui s’ouvrait devant moi, entre les deux montagnes que m’avait indiquées la fée-jonquille et je décidai de me pas m’arrêter tant que je ne serais pas arrivé, dussé-je y laisser mes dernières forces. Au détour du chemin, j’entendis des bruissements dans les branches. Je soupirai en me disant que si un nouveau danger m’attendait, nous n’en réchapperions pas. Une ombre me fit sursauter et une voix rouillée, âgée, s’éleva : - Ah, vous voilà ! Je commençais à m’inquiéter ! Je suis venu vous chercher quand je ne vous ai pas vu arriver, vous vous serez mis en retard et vous aurez folâtré en chemin, sans doute, pour être en si grand retard ! Un drôle de petit bonhomme se planta devant moi. Celui-là au moins n’avait pas l’air effrayant et s’il me cherchait des noises, une petite chiquenaude suffirait à le faire tomber. C’était un petit être curieux dont le corps semblait recouvert de feuillages et de mousse des bois. Une masse volumineuse de barbe et de cheveux roux le recouvrait presque entièrement et lui donnait un petit air de gnome. Il tenait à la main un bâton moussu et me détaillait des pieds à la tête.
Vous baillez ? Je vous ennuie peut-être avec mes vieilles histoires ? Non ? C’est certain ? Je vais tout de même cesser ici mon récit pour l’instant. Si vous voulez vraiment savoir la suite, revenez me voir…
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