La chenille arpentait, fine et étourdie, la branche d'un amandier. L'amandier, surpris par ce contact visqueux, s'ébroua vigoureusement. Il n'avait pas vu venir ce bout de gélatine visqueuse.
Voici ce qui s'était passé :
La chenille dormait sur une feuille de roncier. Elle dormait comme toutes le chenilles, avec des rêves de chenille et des cauchemars de futur papillon.
Flwi, le moineau, avait faim. Il venait de disputer un morceau de pain à Clwi, mais avait perdu la bataille, et son estomac de moineau désespérément vide occupait toutes ses pensées de volatile passériforme. Il pensait comme tous les moineaux, avec des raisonnements griffus et des intuitions plumeuses.
Jean-Bernard, l'automobiliste, avait faim. Il venait de se disputer avec Peter-Frederick (qu'on peut surnommer Pif) au sujet d'un contrat d'assurance auquel devait souscrire leur société. Leur différend avait eu la désagréable conséquence d'annuler leur dîner, et Jean-Bernard avait dû partir précipitamment. Tandis qu'il conduisait, Jean-Bernard réfléchissait au marché de la pomme de terre. Il réfléchissait comme tous les hommes d'affaires, avec des prévisions bimestrielles et des scrupules refoulés.
Quand Flwi aperçut la chenille (qui n'a pas de nom, non qu'elle n'aurait pas aimé en avoir un, mais elle n'avait pas le temps de s'attarder sur ce genre de problème), il fit un piqué et d'une bécade vive et précise la saisit. Il prit alors de l'altitude et chercha un endroit pour déguster tranquillement la chenille.
Jean-Bernard conduisait sur les routes secondaires comme tous les hommes affamés : il ne prenait pas garde aux moineaux rassasiés. Clwi traversait les routes secondaires comme tous les moineaux rassasiés : il ne prenait pas garde aux biznessmène affamés. Jean-Bernard écrasa Clwi. Heureusement pour sa conscience, il ne s'en aperçut pas.
Malgré l'altitude, Flwi vit le cadavre déplumé, déchiqueté, désossé, mais rempli du gosier de Clwi. Vision d'horreur ! Flwi lâcha la chenille, le bec ramolli par le dégoût. La chenille atterrit sur la branche d'un amandier qui n'avait donc pas pu voir le projectile venir (c'est ce que je disais). La chenille dont les terminaisons et centres nerveux sont _ on peut le dire sans la vexer_ assez primaires, n'avait pas du tout réalisé ce qui lui était arrivé. Aucune poussée d'adrénaline, aucun accès de stress qui rend les cheveux gras, rien ; la chenille était restée tranquille. Peut-être même qu'elle rêvait encore et que la chute l'a réveillée. Peut-être même qu'elle rêvait qu'elle était un moineau. Toujours est-il qu' une fois sur la branche, elle ne trouva rien d'autre à faire que de l'arpenter. Et c'est alors que l'amandier s'ébroua comme un labrador qui éternue.
Et c'est là où on en était. La chenille chut selon les lois physiques auxquelles tout corps en mouvement est soumis, qu'il soit chenille de roncier ou ange du paradis. A partir de là, je ne sais plus très bien ce qui s'est passé. Il semble que la chute ne fut pas mortelle, que la chenille accomplit sa mutation, devint un papillon et passa le reste de sa vie, l'acheva même, en tant que satellite naturel d'un réverbère devant le n°2 de la rue Pantin.
Je n'ai pas de nouvelles de Flwi, mais je crois que Jean-Bernard coule des jours angoissés dans sa villa à Rocamadour avec ses enfants et ses cheveux gras.
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