Dans l’antique Neustrie, onques ne vit être plus valeureux que Turold le domovoy. Fils de la fière Russie, il naquit bien au-delà de l’Oural, mais par un hasard aussi heureux que mystérieux, il s’était établi en notre contrée et séjournait seul dans une de nos plus épaisses forêts. Il avait la bouche torse et la barbe en débâcle, la moustache furieuse et l’œil farouche. Son regard était nimbé des ombres légendaires de sa terre natale et son souffle faisait écho aux brises glaciales qui avaient parcheminé son visage. Tout en lui, forçait admiration et respect de son port altier à sa démarche songeuse. On disait qu’il était si rapide que son pied ne touchait le sol, si habile qu’il pouvait couper les cils des coccinelles sans les éborgner, et si clairvoyant que les plus doctes esprits de notre pays venaient recueillir un peu de sa sapience. Il parlait de plus toutes les langues des animaux et des végétaux. Turold habitait une masure enchâssée dans une clairière ombreuse, non loin d’une rivière qui faisait tinter des galets ronds et lisses comme des crânes vieillis. Il venait souvent s’y désaltérer et y méditer à la lueur de la lune.
Le jour où commence notre histoire était un jour semblable aux autres. Un vent frais secouait les cimes étourdies et le soleil encore rougi par le sommeil éclairait timidement les bosquets. Comme à l’accoutumée, Turold vint étancher sa soif à la rivière près d’un grand saule qui d’habitude y pleurait toutes les feuilles de ses branches. Mais ce matin-là, le saule rempli de bonheur avait redressé jusqu’au plus frêle de ses rameaux et bruissait de pépiements joyeux. Turold s’enquit de cette métamorphose : « Dis-mei fyi sals, qui t’a délivré de ton chagrin ? _ C’est un jeune homme juché sur un cheval coiffé de branches de cerisier. A mon oreille des choses reide drôlues il a murmuré et tant j’ai ri que de ma tristesse je me suis défait. _ Veire, que ce jeune homme est fin d’esprit, il serait bon de le rencontrer. Je suis le gardien de cette forêt et de sa bonne action il doit être remercié. _ Tu n’auras du mal à le trouver, à fène forche il mène une quête sans objet » Turold se mit en route à la recherche de ce mystérieux inconnu qui avait éteint une mélancolie arboricole millénaire.
Il le trouva rapidement, assoupi au pied d’un chêne. « Réveille-toi madian je viens te proposer mon savoir et mon aide »fit Turold en le secouant un brin. L’homme émergea de son sommeil, se redressa promptement sur ses jambes, et toisa Turold d’un œil méfiant : « Je suis Rongvald, fils du roi Halfdan et de la reine Ragnhild, qui es-tu créature de petite estature ? _ Je me nomme Turold, je suis l’esprit de cette forêt. Tu as pris soin d’un arbre désolé et je veux te récompenser. Puis-je t’être de quelque utilité ? _ Byin seû ! Mon père ne me léguera son trône que si je lui rapporte un cheveu de la fée Kalad, avant que l’aiguail du matin n’ait perlé. Mais je ne sais où elle vit, peux-tu me conduire à son logis ? _ Suis-moi »
Et Turold mena Rongvald au plus profond de la forêt, là où laônent gobelins et lycanthropes, et où les fleurs sont d’or et la rosée d’argent. La marche fut éprouvante, l’air mucri piquetait leurs narines et la brise cinglante meurtrissait leurs mains. Mais après quelques heures, ils arrivèrent au lieu-dit du Quaquevel, devant une grotte dont l’entrée obstruée par un rideau de houx suintait de silence et d’humidité. « Qui s’aventure près de mon antre ? tintinnabula une voix cristalline _ C’est moi Turold, esprit de cette forêt et le sieur Rongvald, prince de sang et noble condissance. Douce Kalad, laisse-nous franchir le seuil de ta demeure. » Aussitôt le rideau s’écarta et ils pénétrèrent dans la caverne. Kalad était là, assise sur un nuage de brume et portant à ses lèvres purpurines une coupe de liqueur d’angélique. Vrai, il n’y avait de femme de plus grande beauté que cette fée. Elle était vêtue d’une longue robe diaprée ceinte d’un ruban de lucioles sur laquelle venaient ondoyer des cheveux d’un blond ensoleillé. La lumière du jour jouait à faire scintiller son regard opalescent et ses dents de nacre. Ses joues empourprés étaient pareils à deux roses nivéales qui avaient fleuri sur son teint de glace. « Daigne fée sylvestre, que Rongvald prenne l’un de tes cheveux ». fit Turold
A peine eut-il fini de parler que le ciel se déchira, lacéré par les griffes d’éclairs éblouissants. Une pénombre affadissante enveloppa la grotte et la frayeur se saisit du cœur du vaillant Turold. Soudain, une lame d’acier s’abattit sur lui. Prestement il l’évita et bondit sur une pierre saillante puis se retourna et fit face à son adversaire. C’était Rongvald, une épée noire à la main, qui avançait menaçant avec un sourire dément. « Rongvald est-ce l’orage qui est la cause de ta déraison ou n’es-tu qu’un traître d’infâme réputation ? » Rongvald ne répondit pas et continua à avancer obligeant Turold à reculer vers le fond de la grotte où aucun repli n’était possible. Mais le brave domovoy avait décidé de se battre jusqu’au bout, il sortit de sa pouquette un coutelas au manche damasquiné et à la lame affilée. Rongvald ne parut pas s’en effrayer et se mit à ricaner, dévoilant les ruines en déroute de sa denture. Son nez se mit à frémir de fureur assassine et ses oreilles se dressèrent comme des sentinelles serviles. Turold serra très fort le coutelas et ferma les yeux pour porter le coup qui, espérait-il, lui sauverait la vie. Mais son bras vigoureux ne rencontra que le vide. Il rouvrit les yeux, Rongvald avait disparu et à ses pieds gambadait un lapin hilare. « Dis-mei conil, quelle est cette diablerie ? Et où est Kalad ? _ Noble domovoy des provinces reculées, je suis le lapin apprivoisé de Kalad, mais il y a quelques instants j’avais les traits de Rongvald. Jamais je n’ai voulu te faire de mal, tout ça n’était que josterie . » Turold n’en crut pas ses oreilles, Kalad avait monté toute cette affaire par pure plaisanterie. « Kalad, fée facétieuse, fais face à tes farces ! »
Aussitôt Kalad sortit de la lézarde où elle avait trouvé refuge et dit : « Brave domovoy, ne prends pas ombrage. Je me morfondais seule dans ma grotte, alors j’ai fait de mon lapin un jeune chevalier et de mon cerisier un fier destrier. Je leur ai mandé de te jouer ce tour pour me distraire. Sur le chemin, mon lapin rencontra un saule pleureur et lui conta la plaisanterie que j’avais imaginée, il en fut tout égayé et oublia son déhait… Moi jamais je ne saurai ce qu’est ce bonheur, j’ai le cœur plus meurtri qu’un mulot déchiqueté par un chat. _ Kalad, je ne comprends pas ton amertume, tu as pour toi beauté, sagesse et fortune. » A ces mots, la fée déversa un torrent de larmes ambrées et sa poitrine tressauta sous les assauts redoublés de ses sanglots. « Vois, fit-elle, ma peau silicieuse de n'être chatouillé par le soleil, vois mes yeux fanés de ne caresser un visage aimé, vois ma langue d’albâtre pétrifiée de ne pouvoir parler à qui que ce soit. Mon cœur saigne une sève amère, mon âme cendrée s’effiloche un peu plus chaque jour. » Turold ému, murmura alors quelque chose à l’oreille de la fée et ses lèvres améthyste laissèrent échapper une cascade de rires céruléens.
La tradition ne rapporte pas ce qu’a chuchoté Turold. D’aucuns prétendent qu’il s’agissait d’un cerisier pleureur d’autres d’un lapin au longs cheveux d’or. Peu importe lecteur, l’important est que mon récit finisse bien et qu’il raffermi un peu ton cœur.
|