Il était une fois une fleur. Depuis son éclosion, elle se sentait mal dans son massif floral multicolore. Il y avait là, autour d’elle, des fleurs bleues, des jaunes, des mauves, des blanches, des grandes et des petites. Il y avait aussi auprès d’elle quelques fleurs de sa famille.
Depuis son éclosion, elle avait appris à connaître ses voisines et aucune, non vraiment aucune ne lui convenait : en effet, chacune avait un quelque-chose qui faisait que notre fleur ne pouvait la supporter.
- Qu’ont-elles donc ces trois jaunes là-bas, à jacasser comme des pies à longueur de temps, à dire plus d’âneries l’une que l’autre, n’ont-elles donc pas de vie propre pour s’occuper ainsi de celle des autres, pensait-elle. ?
- Qu’a-t’elle donc la grande bleue là-haut, du matin au soir, à se balancer au vent en laisser échapper son parfum pour qu’on la remarque, n’a-t’elle donc pas assez de son temps de vie pour craindre à ce point que les autres ne l’oublient le jour où elle sera fanée, maugréait-elle ?
- Qu’ont-elles donc ces petites mauves à mes pieds à se cacher sous mes feuilles comme si elles avaient peur qu’on les voit et qu’on vienne les cueillir, comme si elles avaient peur de partager quoi que ce soit, marmonnait-elle ?
- Qu’ont-elles donc ces petites grappes de fleurs blanches à pousser des tiges si épaisses, comme si elles craignaient que le riche terreau qui nous porte leur refuse de sa substance nourricière, disait-elle ?
- Qu’avez vous donc, mes soeurs, à vous serrer l’une contre l’autre comme si le monde était trop petit ou que l’hiver risquait de surgir à l’instant, criait-elle ?
- Pourquoi faut-il donc que je vive au milieu de tout ce peuple, entourée de tant de futilité, hurlait-elle ?
Elle ne trouvait décidément pas de raison d’être heureuse dans ce massif : dans la foule elle se sentait seule, entourée elle se sentait isolée.
- J’ai des préoccupations si différentes, j’ai des désirs tellement plus profonds, si j’étais plus en vue, je pourrais apporter au monde une beauté plus rayonnante, peut-être même pourrais-je devenir une star, échafaudait-elle ?
Et c’est ainsi qu’elle décida de quitter le massif floral qui l’avait vu naître afin d’aller pousser toute seule au milieu de la pelouse, loin des cancans, de la stupidité et des préoccupations inutiles, montrer que même une fleur sait faire preuve de noblesse, que même une fleur sait poursuivre de nobles idéaux.
Elle rassembla donc toute son énergie pour réaliser ses projets.
Elle commença par se courber afin de pousser vers le sol, mais n’étant pas faite pour cela, toutes les fibres de sa tige devinrent douloureuses, la sève lui monta aux étamines qui martelèrent à tue-tête, lui donnant le vertige. Qu’à cela ne tienne, il faut souffrir pour devenir quelqu’un.
Ayant enfin atteint le sol, elle se courba à nouveau afin de ramper vers l’herbe de la pelouse, mais n’étant pas faite pour cela, elle égratigna ses pétales aux tranchants des cailloux, elle déchira ses feuilles aux épines des petits chardons. Qu’à cela ne tienne, il faut souffrir pour devenir quelqu’un.
Arrivée sur pelouse, elle tira de toutes ses forces sur sa tige afin de s’éloigner de son point de départ, mais sa tige n’étant pas faite pour pousser aussi longue, celle-ci s’affina, s’étrangla et la sève eût de plus en plus de mal à arriver jusqu’à la fleur même. Qu’à cela ne tienne, il faut souffrir pour devenir quelqu’un.
Ayant ainsi parcouru quelques mètres et estimant être enfin suffisamment éloignée du bouquet de ses consoeurs, épuisée, exsangue, heureuse d’avoir atteint son but, heureuse de savoir qu’elle allait pouvoir à vivre sa vie de fleur supérieure, elle effectua un dernier redressement et leva la tête. Ayant beaucoup souffert, elle allait être quelqu’un de très bien, assurément.
Emergeant tout juste au-dessus des herbes, elle entendit un drôle de sifflement et fût toute surprise de constater que la nuit tomba d’un seul coup, que le sol venait à elle à une vitesse vertigineuse et que les touffes d’herbes, auparavant toutes droites dressées, se tordaient en tous sens et venaient la recouvrir. Elle fût toute surprise de constater que le monde autour d’elle venait de s’échapper, qu’elle venait d’être séparée de tout par un coup de faux.
Jamais elle ne pourra se montrer comme elle l’aurait aimé, jamais elle ne se fera voir comme différente et tellement plus belle, toutes ses souffrances auront été vaines.
Que sert-il en effet d’être détenteur d’une certaine vérité, que sert-il en effet de partir à la quête d’une autre beauté si c’est pour la garder pour soi, si c’est pour la déplacer loin de ceux à qui elle est destinée ?
Point n’est besoin de devenir ce que nous ne sommes pas pour dire ce que nous avons sur le coeur, point n’est besoin de nous isoler pour vivre notre différence, point n’est besoin de souffrir toute une vie pour la construire.
Quitter, même avec la meilleure bonne volonté, la place que nous a réservée la vie, nous fera perdre ce que nous avons de plus précieux : la faculté de partager l’énergie et la sagesse qui nous font grandir.
A. Lang
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