Une loutre sur un rivage, s'en allait à la rencontre d'un hippopotame, poussée par le désoeuvrement et la curiosité. L'hippopotame, tout huileux sous le soleil froid de l'après-midi, broutait tranquilement des herbes salées. La loutre s'approcha, et ne sachant que lui dire, lui récita sa leçon de mathématiques d'une voix qu'elle voulut impressionnante : "(a+b)/a = a/b où a/b = (racine de 5 +1)/2. Soit nombre d'or = 1,618033 et son inverse 0,618. Etonnant non ?" L'hippopotame resta de marbre et lui déclara que l'harmonie ne se trouvait pas dans les mathématiques mais dans les grenouilles. Point à la ligne. De grenouilles, la loutre n'en avait jamais vu. Et l'harmonie était sa raison de vivre. Elle partit donc à la rencontre d'une grenouille, ne se doutant pas que commençait pour elle une quête spirituelle qui allait lui faire atteindre les hautes sphères du savoir.
"Plaise aux grenouilles, lors du multiple pressurage nous gratifiant de vaches par centaines, de prolonger le temps de notre vie" Ce vieil hymne indien aux grenouilles sifflait dans la petite tête de la loutre. Ainsi les grenouilles étaient symboles d'abondance et amenaient des vaches par centaines, quel curieux animal ! La loutre aperçut une grenouille, enfin ce qu'elle pensait être une grenouille, et comme elle n'avait pas l'air trop vache, quoique quelque peu boeuf, enfin pas aussi grosse, mais de mine seulement, la loutre entra en conversation avec elle. Comme elle ne savait que lui dire, elle lui récita un poème d'une voix qu'elle voulut détonnante : "Le vieil étang ! Une grenouille y plonge : Ah quel clapotis !" C'était un vieux poème japonais du XVII e siècle. Mais le batracien resta de marbre et lui dit : "Ces emportements lyriques sont ridicules, j'ai une amie, japonaise par son oncle, après avoir mis fin à une brillante carrière de sumo, croyez-moi ce n'était plus un clapotis mais un raz-de-marée". _ C'était juste pour entamer une conversation, répondit la loutre, j'ai entendu dire que vous aviez la clef de l'harmonie, si vous acceptiez d'être mon gourou, peut-être que je serai votre disciple". La grenouille resta dubitative. On ne lui avait jamais encore fait ce type de proposition. "Voyez-vous c'est embêtant, fit-elle, la clef je crains l'avoir avalée, revenez plus tard quand je l'aurai digérée. _ Mais plus tard ce sera trop tard, l'harmonie n'attend pas et déjà s'installe le chaos _ Coa ! répondit la grenouille, allez donc parler de tout cela à la lune. Elle semble guère bavarde mais ce n'est qu'une apparence."
La loutre attendit la nuit et son oeil unique. Si la nuit est borgne, le jour aussi. Alors pour bien voir il faut regarder à la lumière du soleil comme à celle de la lune. La loutre savait donc que la lune ne l'éclairerait que partiellement. Elle attendit que l'obscurité s'abatte sur les montagnes puis sur les plaines. Puis, quand la lune apparut ronde et pleine, elle n'osa pas lui adresser la parole. Elle ne savait que lui dire. Soudain une vieille complainte roumaine s'enroula autour des arbres, explosa l'horizon, retentit sur la mer, rebondit sur les montagnes et s'écrasa dans les plaines : "Car la loutre sait L'ordre des rivières Et le sens des gués Te fera passer Sans que tu te noies Et te portera Jusqu'aux froides sources Pour te rafraîchir des frissons de la mort".
La loutre se sentit bercée par la farandole mortuaire. Elle s'endormit ou elle mourut peu importe. Déjà le jour avait allumé son oeil, et les humains lui en furent grés, comme chaque matin.
Gustave Courbet a écrit : "J'y vois trop clair, il faudrait que je me crève un oeil" La loutre a écrit : "l'harmonie c'est en cherchant que je l'ai trouvée, mais comme j'étais seule à le faire, je l'ai perdue" Le jour a écrit : "Mon unique oeil a longtemps été le centre de l'univers, mais quelqu'un d'autre a écrit qu' on ne voyait bien qu'avec le coeur, et mon coeur, personne ne l'a encore trouvé" Saint Jean a écrit : "La lune perdra le tiers de son éclat" La lune a écrit : "Je perdrai le tiers de mon éclat" Moi, j'ai écrit : "pourquoi avoir lu ce texte jusqu'au bout, vous pensiez y trouver quoi ?" "Coa !" a écrit la grenouille.
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