Impossible de donner un âge à ce bonhomme. Son apparence laissait imaginer qu’il était resté dans la forêt, immobile, jusqu’à ce que la végétation le recouvre. Mais son esprit, son dynamisme et son entrain l’auraient fait passer pour un tout jeune personnage. Je venais de rencontrer un authentique domovoy , un esprit protecteur des foyers ! Alors que je me tenais chancelant sur mes jambes, Pipenbois gambadait, sautillait, grimpait aux branches les plus accessibles des arbres sans même se rendre compte de mon état. - Nous n’avons pas folâtré, Maître… Nous avons été attaqués par une espèce d’esprit mauvais qui nous a bousculés, heurtés, fait tomber… - Oui, oui, oui, je vois, par la barbe de Zmeï, vous avez sans doute eu à faire à ce bon vieux Strakh ! Oui, oui, hum, des facéties, juste des facéties... - Des facéties, m’emportai-je, des facéties ? Il a essayé de nous tuer ! Il a déclenché une véritable tempête, nous a jeté des pierres, du sable, des… - Et bien, alors ? me coupa-t-il. Vous êtes en vie ! Est-ce là l’issue d’une rencontre avec un esprit véritablement mauvais ? - Mais… essayai-je d’argumenter. - Strakh défend juste sa plaine. Il est capable d’insinuer une peur panique dans l’esprit des voyageurs mais il est incapable de tuer, allons, ne dis pas de sottises ! Il vous a tout simplement chassés pour que vous alliez plus vite ! termina Pipenbois, calmement. - Il a tout de même rendu malade Cléia. - La fée des bois ? Allons, par la moustache de Zmeï, c’est impossible ! - Regardez par vous même ! répondis-je, tout colère. Maître Pipenbois prit entre ses mains la boule d’osier dans laquelle reposait ma fée-jonquille. Il ouvrit la petite porte en chantonnant et colla un œil par l’ouverture. - Hum, hum, hum… C’est évident ! - Qu’est-ce qui est évident ? Qu’a-t-elle ? Mais répondez-moi, que diable ! Mais il ne me répondit pas. Sans plus faire attention à moi – je me demandais même s’il ne m’avait pas complètement oublié ! – il partit en sautillant prestement. Il allait si vite que j’avais bien du mal, tout clopinant que j’étais, à le suivre. Il nous fit traverser des forêts drues et sombres, de petits ruisseaux, nous fit suivre des chemins creusés par l’écoulement des eaux de pluie, et alors que je me disais que je ne pourrais plus faire un pas de plus, une petite chaumière nous présenta sa silhouette trapue. La cheminée fumait doucement, une bonne odeur de tarte aux pommes venait du bord de la fenêtre où on l’avait laissé refroidir, de petites dalles bien rondes partaient de la porte et allaient jusqu’au sentier sur lequel nous nous trouvions, les volets bleus reposaient sur les murs de bois et l’on voyait, par la porte entrouverte une belle table dressée, des lampes à huile posées sur le rebord du foyer, dans une pièce proprette et chaleureuse. - Rrrrrr, Bienvenu chez Maître Pipenbois, dit une petite voix veloutée. Je cherchai autour de moi qui pouvait bien me parler, fixai Pipenbois qui me montra du menton le plancher de son izba. Je suivis son regard et vis un gros chat roux qui s’effaça courtoisement du pas de porte pour nous laisser entrer. - Je te présente Maître Chat Baïun. Il est venu me tenir compagnie cet été et repartira sans doute dans une semaine ou deux. Baïun saura probablement quoi faire pour soigner ta fée. - Miaow… Une fée malade, dis-tu ? Le chat grimpa sur une chaise et monta sur la table, en louvoyant entre le pot à eau, les assiettes et les marmites fumantes. Pipenbois qui tenait encore entre ses mains la boule en osier la posa délicatement sur la table. Puis, il prit de très gros ciseaux et coupa précautionneusement la boule en deux. Cléia, moins pâle, mais toujours inconsciente, gisait sur sa petite couche verte. - Rrrrrrr… Je vois… C’est une fée sylvestre… Cela fait-t-il un long moment qu’elle est séparée de ses sœurs ? - Deux journées. Cléia va-t-elle mourir de chagrin ? - Non, cela ne se peut pas. Les esprits sylvestres sont immortels. Mais elle a quitté sa forêt et elle a traversé la plaine de Strakh, là où rien ne pousse, et où rien ne vit. C’est cela qui l’a affecté. Le chat magique se tourna vers Pipembois et ajouta : Pose-la près de la cheminée et laissez-nous tranquilles. Je vais m’occuper d’elle.
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