Nous pressâmes le pas autant que nous le permettaient nos jambes. Nous avions au fond du cœur le désir profond de quitter ce sentier, de voir de la lumière. Ce chemin paraissait interminable et nous avions perdu toute notion de temps. Si nous pensions y avoir passé une éternité, quatre heures tout au plus s’était écoulées depuis que nous avions dit au revoir à Flocon et Charbon. Quand nous vîmes une lueur pâle au loin, nous accélérâmes encore notre marche.
Même Pipembois semblait abattu. La végétation de la forêt se clairsema, et nous débouchâmes sur une plage de tout petits galets ronds et blancs. En face de nous coulait, imposante et puissante, une large rivière. Je m’approchai du bord pour y plonger mes mains brûlantes mais quelque chose me retint, comme un pressentiment. Je regardais attentivement le fond de l’eau et ce que j’y vis me terrifia : Si les galets de la plage étaient d’un blanc immaculé, les galets du lit de la rivière étaient d’un noir d’onyx. Mais au lieu d’être luisants, ils étaient recouverts d’algues en décomposition et une odeur putride s’en dégageait. Pire, on discernait par moment des visages grimaçants, hideux, qui ouvraient de grandes bouches et qui poussaient des cris muets avant de se déformer et de se déliter au fil du fort courant. Quelques rares poissons nageaient, noirs comme la suie, mais sans doute touchés par quelque maléfice puisqu’ils vous fixaient intensément avant de s’approcher du bord, comme des gardiens féroces. Ce n’était pas une charmante petite rivière où il faisait bon s’attarder et pêcher paisiblement. - La rivière appartient aussi à Baba-Yaga enfin, tout du moins s’en est-elle accordée la propriété. Tout ce qui y vit, tout ce qui y tombe, tout ce qui l’environne est un poison pour l’âme, murmura Pipenbois. La bonne nouvelle, c’est que nous approchons du pic sans tête. Et suivant la direction de son doigt pointé, nous vîmes, en amont de la rivière, à l’horizon, une chaîne de montagne dont la plus grande était un pic étêté au pied duquel on distinguait un monumental morceau de roche qui devait être sa pointe, au milieu d’un éboulis. L’escalade ne me sembla pas aisée… Se rendre jusqu’à lui me parut une promenade de santé après tout ce que nous venions de vivre. Mais Pipenbois nous mit en garde : - Ne vous approchez sous aucun prétexte du bord de la rivière. Ne répondez à aucune voix, quelle qu’elle soit. Ne vous fiez même pas à ce que votre cœur pourrait vous dicter. Rien de bon ne peut arriver ici. Vous êtes sur le territoire de la sorcière et il n’est pas aussi facile qu’il ne paraît de l’approcher. Peu nous importait. Nous pouvions voir le ciel et, bien que l’endroit ne soit pas des plus accueillants, c’était déjà mieux que le ventre de la forêt ! Nous fîmes une halte malgré les mises en garde de Pipenbois pour nous nourrir et boire un peu de l’eau de ma gourde. J’avais constaté que l’eau qui s’y trouvait était toujours fraîche et désaltérait mieux que n’importe quelle eau de source. Mais je craignais qu’elle ne suffise pas à notre voyage et nos provisions n’étaient pas bien importantes. Un peu de pain et de fromage constitua toutefois une réconfortante consolation et nous fûmes bientôt assez ragaillardis pour repartir. La suite était simple puisque nous devions longer la rivière tranquillement jusqu’au pied du pic sans tête. Mais pourtant, si Cléia, juchée sur mon épaule et moi conversions gaiement, Pipenbois était sur ses gardes, tournait la tête dans tous les sens comme si une effroyable catastrophe pouvait à tout moment nous tomber du ciel. Cela finit par m’inquiéter et je lui demandai ce qu’il redoutait tant.
- Je ne sais pas. Je ne suis pas tranquille. Je crains quelque danger. - Allons, Maître, nous sommes seuls. Il suffit de marcher vite vers la montagne. Je ne crois pas que nous courrions ici un réel danger. Et je le pensais vraiment. Il était vrai que la rivière recelait une vie étrange et méchante, ces visages inquiétants en étaient une preuve. Mais j’étais convaincu que si nous ne nous approchions pas de la rivière, rien ne pourrait nous arriver. La rivière s’étalait sur une grande distance et nous menait directement au pic sans tête.
- Je crois qu’il a raison… dit la petite voix de cristal de Cléia. J’ai eu très peur tout à l’heure dans la forêt mais ici, on voit ce qui nous entoure et nous serons alertés assez vite pour nous préparer… - Certains dangers ne se voient pas, Cléia. Je ne crois pas que la sorcière nous laisse nous approcher aussi facilement… - Et pourquoi donc, répondis-je. Peut-être sait-elle que nous venons en paix pour lui parler. Pourquoi nous sauterait-elle au cou avant même de savoir ce que nous voulons ? - Groumph… fit le Domovoy. Il y a quelque chose d’anormal qui se trame. Croyez-moi ou pas ! Durant tout l’après-midi, rien d’extraordinaire ne se produisit. Parfois, un gros poisson de suie sautait au dessus de la rivière et repartait dans le courant. Parfois, des buissons sur notre gauche bougeaient mais rien de moins naturel dans ces contrées. Pipenbois finit par se calmer un peu, admettant qu’il avait peut-être eu une réaction un peu vive. Il nous expliqua qu’il voulait retourner à sa chaumière au plus vite, que Charbon et Flocon l’attendaient et qu’il n’avait plus les nerfs assez solides pour ce genre de « promenade » tout habitué qu’il était à la quiétude de sa forêt. Nous atteignîmes le pied du Pic sans tête avant la nuit. Pipenbois nous fit établir le campement et nous expliqua que son ami allait venir nous rejoindre.
- Qui est-il, Maître ? - Un domovoy, comme toi et moi. Il s’appelle Baltyr. Il connaît les montagnes mieux que moi. Il saura vous aider. - Bonsoir, mon cher Pipenbois ! Ce lutin-là ne m’inspirait aucune confiance. Il était tout vêtu de noir, mais d’un noir qui absorbait la lumière comme les poissons de la rivière. Il marchait sans froisser les feuilles ce qui lui avait permis d’arriver jusqu’à notre campement sans qu’on l’entende. Ses yeux révélaient une lueur verdâtre et vous regardaient d’une manière que je jugeai torve. Sa bouche esquissait un sourire sournois et je vis scintiller sur ta poitrine un médaillon argenté sur lequel se devinaient des inscriptions qui brillaient dans les reflets du feu que nous avions allumé. Son peau était sale et sa chevelure était en bataille, poussiéreuse et mêlée à des brins d’herbes. Il n’était vraiment pas beau. Je me dis alors que l’élégance n’était pas destinée à tous !
Il s’approcha de mon maître, lui serra vivement la main, et s’assit dans le cercle de lumière, tout près du feu qu’il ne semblait pas craindre. D’ailleurs, les étincelles ne paraissaient même pas le brûler. Vraiment, vraiment, je me serais bien passé d’un tel compagnon de voyage ! - Voici donc tes deux amis que tu veux que j’amène jusqu’à la vieille sorcière ? - Oui, Baltyr. Prends bien soin d’eux surtout. - Oh, ne t’inquiète pas pour cela, dit Baltyr en me lançant un regard diabolique. Ils seront entre de bonnes pattes, euh, je veux dire, entre de bonnes mains, où ai-je la tête ? Fais-moi confiance. Mais moi, j’aurais juré qu’il voulait dire le contraire. Je m’abstins de faire des remarques et grattais la terre avec un bâton entre mes pieds.
Pipenbois et Baltyr passèrent une bonne partie de la soirée à discuter et à se remémorer des voyages qu’ils avaient fait ensemble. Malgré toute ma réticence, je devais admettre que Baltyr devait être un domovoy très courageux pour avoir accompli tout ce qu’il racontait. J’appris que les deux domovoys avaient fait leur initiation ensemble chez le même maître. Cependant, alors que mon maître était entré dans un izba villageoise pour en être son protecteur, Baltyr avait continué sa route pour devenir le protecteur d’une grotte sombre où vivait une famille de mineurs. Cela expliquait son accoutrement. - Et ce bon vieux cher Lian, t’en souviens-tu ? As-tu de ses nouvelles, toi qui continues à voyager ? Une lueur sombre passa dans le regard de Baltyr, ce qui ne m’échappa pas. - Lian, tu dis ? A présent, Baltyr semblait aux abois, absorbé dans une profonde réflexion. Je crus lire de la panique sur son visage. - Mais oui, voyons, ne me dis pas que tu as oublié ce grand benêt qui protégeait la moulin du meunier. Il passait son temps à pester contre la farine qui se collait à sa tunique… - Euh… Ah, mais oui, où avais-je la tête ? Bien sûr ! Et bien non, je n’ai pas de nouvelles de lui. Etait-ce le fruit de mon imagination ou avais-je cru discerner de l’hésitation ? Ah non, vraiment, tout cela n’était pas normal…
- Il va me falloir vous laisser, chers amis. Je vous fais là ma dernière recommandation : ne buvez rien qui ne sorte de votre sac, n’acceptez aucune nourriture, aucune boisson de Baba-Yaga. Je pense que d’ici une semaine, nous nous reverrons.
- Maître… Puis-je m’entretenir avec vous ? - Bien sûr, Fils. Je lui pris le bras et l’entraînai à l’écart. - Maître, êtes-vous sûr de Baltyr ? - Baltyr est un ami, Lullaby. J’ai toute confiance. - Alors, je lui ferais confiance aussi… répondis-je à regret. J’avais appris à ne pas contredire mon maître. Pipenbois repartit seul vers la rivière. Charbon et Flocon viendraient le chercher au sortir du sentier. Je me sentis misérable, soudain, livré à moi-même. Je me roulais dans ma couverture après avoir placé la maisonnette de Cléia à hauteur de ma tête et tournai le dos à Baltyr. Ce dernier ne sembla pas en prendre ombrage. Il se roula en boule à quelques centimètres du feu et s’endormit presque instantanément sans un mot de plus. Vraiment, ce lutin ne m’inspirait aucune confiance. L’avoir pour guide était bien loin de me rassurer ! Mais je verrais bien cela demain. Pour l’instant, j’étais fatigué et malgré mon désir de surveiller le nouveau membre de notre expédition, je m’endormis.
Eh oui, que voulez-vous, j’étais jeune et sanguin… Cela s’est un peu arrangé depuis ! Enfin, nous verrons cela un autre jour… Si Baltyr était un ennemi ? Laissons cela, vous le saurez bien assez tôt !
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