Partie de Nantes le 15 novembre 1766, la frégate de Bougainville, La Boudeuse, consacre quatre précieux mois à mener à bien sa mission diplomatique avant de pouvoir s'élancer vers l'inconnu. Elle a été rejointe à Rio par L'Étoile, une flûte destinée en quelque sorte à servir de garde-manger pendant le voyage. Les deux bâtiments entrent le 5 décembre 1766 dans le détroit de Magellan, première embûche d'une navigation qui en comportera bien d'autres. Mais lorsque ses connaissances empiriques en matière de conduite de navire ne suffisent plus, Bougainville sait qu'il peut compter sur la grande expérience de son second, Duclos-Guyot. Les vents leur sont heureusement favorables et les officiers profitent de l'occasion pour aller étudier de près la carrure des habitants de la Terre de Feu, ces Patagons que l'Europe classe parmi les géants.
L'accueil bienveillant des grands Patagons n'est rien en comparaison de celui que réservent aux marins les habitants de Tahiti. L'île du Roi George, reconnue par l'anglais Wallis l'année précédente, est vite rebaptisée Nouvelle-Cythère par des Français qui succombent aux charmes de ce paradis et de ses occupants.
Comme le mouillage n'est pas sûr, le séjour doit malheureusement être écourté et au bout d'à peine une semaine, les navires reprennent leur route à destination de l'ouest et de ses périls. Les cinq mois qui suivent, au cours desquels se succèdent les épisodes de tempêtes, d'accrochages avec les «sauvages» et de famine, sont en effet éprouvants.
La bienveillance du commandant envers ses hommes et son optimisme affiché parviennent difficilement à maintenir un bon moral au sein d'équipages qui commencent à être affaiblis par le scorbut. C'est donc avec soulagement que l'expédition quitte le labyrinthe de la Nouvelle-Guinée pour rejoindre les comptoirs de la Compagnie Hollandaise aux Moluques puis à Batavia (Djakarta). Le retour en Europe, plus calme, est marqué par une escale à l'île de France (île Maurice) où les savants Véron et Commerson décident de rester pour approfondir leurs recherches.
Un mythe dans les bagages du retour La première réussite de cette entreprise hors du commun est humaine : sur les 330 hommes de l'expédition, seuls sept y ont laissé la vie, à une époque où il n'était pas rare qu'un vaisseau de la Compagnie des Indes en route pour l'Orient perde un cinquième de son équipage.
En revanche le bilan de l'expédition est mince sur le plan stratégique et scientifique : quelques îlots offerts à la Couronne, pas de nouvel accès à la Chine, encore moins de continent austral. Certes, la cucurbite s'est révélée efficace, Véron a mené à bien ses expériences et Commerson a rassemblé un riche herbier, mais il est mort à l'île de France avant d'avoir pu exploiter ses découvertes. Pour tirer parti de l'expédition, il faut donc jouer sur le prestige et l'effet de curiosité, et Bougainville s'y emploie avec talent dans son Voyage autour du monde, publié le 15 mai 1771, deux ans après son retour.
Avec un véritable don d'écrivain, il transforme son journal de bord en un récit vivant où se mêlent réflexions politiques, exposés des fortunes de mer et tableaux «anthropologiques».
Ses contemporains ne s'y trompent pas et font un succès au livre, limitant bien souvent leur lecture à la rencontre avec les Tahitiens.
Il faut dire qu'ils retrouvent, dans un paysage d'Éden, toutes les caractéristiques dont les philosophes avaient pourvu les «bons sauvages» : beauté, simplicité de l'existence, absence de pudeur et de propriété.
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