"A mesure que nous avions approché la terre, les insulaires avaient environné les navires. L'affluence des pirogues fut si grande autour des vaisseaux, que nous eûmes beaucoup de peine à nous amarrer au milieu de la foule et du bruit. Tous venaient en criant tayo, qui veut dire ami, et en nous donnant mille témoignages d'amitié; tous demandaient des clous et des pendants d'oreilles. Les pirogues étaient remplies de femmes qui ne le cèdent pas, pour l'agrément de la figure, au plus grand nombre des Européennes et qui, pour la beauté du corps, pourraient le disputer à toutes avec avantage. La plupart de ces nymphes étaient nues [.]. Je le demande : comment retenir au travail, au milieu d'un spectacle pareil, quatre cents Français, jeunes, marins, et qui depuis six mois n'avaient point vu de femmes ? Malgré toutes les précautions que nous pûmes prendre, il entra à bord une jeune fille, qui vint sur le gaillard d'arrière se placer à une des écoutilles qui sont au-dessus du cabestan; cette écoutille était ouverte pour donner de l'air à ceux qui viraient. La jeune fille laissa tomber négligemment un pagne qui la couvrait, et parut aux yeux de tous telle que Vénus se fit voir au berger phrygien : elle en avait la forme céleste. Matelots et soldats s'empressaient pour parvenir à l'écoutille, et jamais cabestan ne fut viré avec une pareille activité."
Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde par la frégate du Roi La Boudeuse et la flûte L'Étoile, 1771.
Au premier contact, Bougainville se laisse lui aussi aveugler par cette image de la vie naturelle célébrée par Jean-Jacques Rousseau et les utopistes. Mais il parvient à se débarrasser de ses préjugés et à dresser un portrait plus ambigu de ses hôtes après avoir étudié plus attentivement leur mode de vie.
« Pleurez, malheureux Tahitiens ! Pleurez ! »
C'est cette vision contrastée qui va servir de support au fameux Supplément au voyage de Bougainville de Denis Diderot, rédigé en 1772. Mise en scène sous forme de dialogues, la rencontre entre insulaires et Français y est réinterprétée sous l'angle de la philosophie pour démontrer la relativité des jugements moraux.
Épargnée jusque là par un isolement qui lui avait permis de profiter pleinement de conditions naturelles exceptionnelles pour bâtir une harmonie sociale, l'île voit cet équilibre détruit par l'arrivée des Européens. Les démentis de Bougainville comme les réserves du philosophe sur un état de nature idéal ne peuvent cependant modérer la déferlante de la renommée paradisiaque de Tahiti, qui a encore cours aujourd'hui.
« Vous savez, j'espère, qu'une fleur aussi fera ma réputation »
Bougainville poursuit sa carrière militaire en participant aux combats navals contre les Anglais lors de la guerre d'Indépendance américaine.
Son projet d'expédition au pôle Nord n'ayant pas reçu le soutien souhaité, il collabore à la préparation du voyage de La Pérouse avant d'échapper de justesse à l'échafaud de Robespierre et de mourir en 1811, à 82 ans, sénateur et comte d'Empire.
Comme il l'a pressenti, c'est surtout grâce à une fleur que son nom est resté populaire : tout le monde connaît en effet la bougainvillée, baptisée ainsi en son honneur par Commerson.
(par Isabelle Grégor, docteur ès-lettres modernes)
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