Boon, visiblement très mécontent, secoua son otage comme un hochet jusqu’à ce qu’il cesse de rire. - Houp, houp, suffit ! Assez joué! Cherchons boule lumière. C’est toi qui l’as prise ! Le diablotin rouge, toujours la tête en l’envers, passa sa jambe libre sur celle que Boon tenait prisonnière, croisa nonchalamment les bras et inclina la tête. Avant de répéter les propos qu’il pronoça, je tiens à préciser que les diablotins de l’eau recourent à un langage, hum… très fleuri qui peut surprendre celui qui l’entend pour la première fois : - Monsieur champignon de pied Et Monsieur crotte de nez Ont le visage souillon Et perdu leur pantalon ! Ils viennent nous demander Une balle pour jouer ! Prenez un essaim de guêpes, Un peu de crottin en crêpes, Mais la balle de lumière Restera dans sa tanière !
Boon se mit à gazouiller. Je ne peux pas expliquer mieux, on aurait vraiment dit un gazouillis d’oiseaux. Mais son regard plein de colère me fit comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une manifestation de joie. Mon petit ami se mit à vociférer dans une langue que je ne comprenais pas – la langue des koulechata, peut-être – tout en secouant frénétiquement le diablotin. Tout à coup, Boon fut propulsé en avant par un coup de pied monumental. Il tomba le nez dans la boue et, lorsqu’il se releva, il avait de la terre du cou jusqu’à la point de ses oreilles. On entendit un hurlement strident et apparut un diablotin bleu nuit en train de se taper sur les cuisses en proie à un fou-rire extraordinaire. Boon, effaré, me lança un regard de détresse alors que mon étonnement se transformait en malice. Je saisis le diablotin bleu qui se défilait et je me mis à le lancer dans les airs. A chaque voltige, il virait un peu plus au parme. Ses yeux, déjà globuleux, sortaient presque de sa tête et je lui faisais exécuter des pirouettes de plue en plus compliquées. Au moment où il dépassa la cime des arbres, je le lançai de toutes mes forces. Quand le diablotin me vit m’éloigner sans chercher à le rattraper, il se mit à paniquer, à battre l’air de ses bras et atterrit avec fracas dans l’arbre au dessus duquel je l’avais lancé. Je n’étais tout de même pas assez cruel pour le blesser ! Il traverser les branchages qui freinèrent sa chute et il se retrouva à deux doigts du sol, terrifié, ses yeux roulant comme de grosses billes dans son visage rubicond. Le spectacle eut du succès : trois diablotins, un jaune, un orange et un vert, apparurent précédés par des rires tonitruants. Tous trois se roulaient par terre, les yeux pleins de larmes, satisfaits de la bonne blague. Je fixai Boon dans l’espoir qu’il comprenne mon message. Mais ce dernier m’observait d’un air perplexe. Son regard allait du diablotin en moi, l’air hébété. Soudain, son visage s’illumina. Il s’anima, ses joues s’empourprèrent, son minois de chat sourit. Il se mit à faire de grands moulinets du bras qui tenait le pauvre koulechata et l’envoya rouler comme une boule de bowling dans les jambes des trois diablotins qui continuaient à glousser bêtement par terre. Les quatre culbutèrent les uns sur les autres, en un savant imbroglio de têtes, de jambes et de bras. Ce fut un triomphe ! Six diablotins firent leur apparition, émettant un « pop » de joie ! Tous se tenaient le ventre tant ils riaient. Boon, comme moi juste avant lui, avait compris qu’en les faisant rire, les petits diables perdaient leur concentration et redevenaient visibles ! Sans leur faire aucun mal, sans même recourir à la force, nous pouvions, avec un peu d’astuce, les faire apparaître et trouver celui qui détenait ma boule à rêves. A moins qu’elle ne soit , comme l’avait suggéré le koulechata rouge, cachée dans une tanière… Pour l’heure, nous n’y pensions pas et multipliions les pitreries pour rendre visibles les êtres turbulents. Nous étions à présent entourés d’une trentaine de diablotins et il n’y avait toujours pas trace de ma boule à rêves. Nous commencions à manquer sérieusement d’idées, d’autant plus que l’épuisement nous gagnait. C’est alors que je ne sais pas ce qu’il m’a pris ! Du surmenage ? Une grosse fatigue peut-être ? Une folie passagère ? Sous l’œil interloqué de mon nouvel ami qui laissa échapper un « houp » de surprise, je fis une cabriole et j’entrepris de marcher sur les mains. Oui, parfaitement ! Sur les mains ! Moi ! Cela vous paraît-il étonnant ? Antinomique ? Allons, allons, ne soyez pas aussi polis ! Mes muscles sont aussi solides que des petits suisses ! Ce qui devait arriver arriva : je tins quelques secondes en équilibre sur mes bras maigrichons pris de tremblote, le nombril à l’air (hein, quoi ? Qui a osé parlé de bedaine ?) et… patatras ! Je m’écroulais comme un vieil arbre sans racine dans la poussière, la boue et les cailloux ! Je restai à terre quelques instants, comptant mes abattis, un peu sonné, et au moment où j’entreprenais fort péniblement de me remettre sur pied, un hurlement retentit et un diablotin traversa mon ventre à toute allure. Je retombai rudement au sol. Alors que je me redressai à nouveau sur mes bras tendus, c’est Boon, pris d’un accès de folie, qui se précipita sur moi et qui, sans faire cas de moi, me marcha dessus, le regard accroché à un point droit devant lui. Je tournai la tête dans la même direction que lui et lâchai un petit cri : le diablotin qui venait de passer portait une longue barbe jaunâtre et tenait entre ses mains ma boule à rêves. Je ne fis ni une ni deux et, sans penser aux hématomes que j’aurais à compter, je courus derrière Boon. Mais c’était peine perdue, j’aurais dû m’en douter. Boon était plus agile et plus preste que moi ! Je m’arrêtai en haletant, les mains sur mes genoux pour essayer de reprendre mon souffle et suivis du sol l’admirable ballet aérien que le vieux diablotin et Boon exécutaient à présent à la cime des arbres. J’avais peine à ne pas les perdre des yeux tant ils étaient vifs mais si Boon était rapide, le koulechata l’était peut-être plus encore ! On aurait cru deux écureuils en train de jouer dans la lumière. Si Boon parvenait à attraper le diablotin, ce ne serait que par la ruse. S’ensuivit une sorte de grande partie de cache-cache ou de ce jeu que les enfants appellent « trappe-trappe » et qui consiste à capturer celui qui détale pour ne pas devenir à son tour le loup. Boon accéléra encore sa course. Bientôt, je ne pus distinguer que des traits de couleurs, bleus pour le lutin de Cornouailles, pourpre pour le diablotin. Un long ruban bicolore s’étirait entre les branches des arbres. J’en oubliai la raison de leur course et me mis à admirer leur grâce et leur légèreté Boon et le diablotin allaient à toute allure maintenant, ils tournaient, virevoltaient, s’arrêtaient brusquement, sans jamais frôler un arbre. Cela faisait à présent un moment qu’ils tournaient autour d’un énorme cèdre au tronc creux, aux branches basses et pendantes. Je perdis de vue mon ami et ne discernai plus que le ruban rouge tourner seul autour du tronc. Soudain, il fut comme écrasé sur une vitre et le diablotin chuta sur le sol, inanimé. C’était Boon qui s’était caché dans le creux de l’arbre et avait saisi au passage le bout de la longue barbe du koulechata pour le freiner. Sa ruse avait fonctionné au delà de ses espérances ! Boon descendit de son arbre avec élégance, et s’empara de la boule à rêves que le petit diable tenait toujours serrée contre lui. Puis, fier, à peine essoufflé, ses ailes flottant derrière lui comme deux bannières, il déposa le fragile objet dans mes mains. Par dessus son épaule, je m’assurai que le vieux diable n’avait pas trop souffert et je fus surpris de le voir rire à gorge déployée :
- Le gros ventre du Boueux L’a rendu talentueux. Avec l’ami grassouillet, Ils n’ont pas été douillets. Ne nous faites pas la tête, Venez plutôt faire la fête A la tanière moisie, Notre demeure chérie. Sieurs Cor au pied et Morveux Sont invités, on le veut !
Je me raclai nerveusement la gorge. Nous n’avions pas le temps de faire des mondanités. A présent, il me fallait le leur expliquer, avec le plus de douceur possible. - Hum, c’est que, voyez-vous, je crains que… Et avant même d’avoir eu le temps de finir ma phrase, pffft, plus de koulechata ! Ils s’étaient tous évaporés dans la nature ! Une invitation de dupe ! C’était bien le genre des diablotins de l’eau ! Je m’approchai de Boon et paf ! je tombai de tout mon poids sur lui ! On entendit des gloussements s’éloigner. Avant de partir, ils m’avaient fait un croche-patte ! Sacrés farceurs !
Et oui, ce sont des souvenirs qui maintenant me font sourire. Mais à l'époque... ah, à l'époque, j'avais tout à apprendre!
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