Celui-ci a vu le geste. D’un mouvement brusque, il saisit le bras de son écuyer, et la flèche, détournée de sa direction, va se ficher en terre. Bernhardt, désappointé, se tourne vers son maUre. Celui-ci sourit.
- Il ne faut pas tuer, dit-il, cette pauvre et simple bête, si bonne et si douce. Crois-tu que sa mort m’apporterait du bonheur et que Dieu ne me punirait pas de m’être nourri de sa chair innocente ? Et Guillaume, de la pointe de sa dague, se met à couper des racines qu’il mange pour tromper sa faim.
Après ce frugal festin arrosé d’un long trait de vin tiré de la gourde toujours bien remplie de Bernhardt, les deux hommes de guerre poursuivent leur route. Ils parviennent vite à la ligne de sentinelles qui gardent le camp sarrasin. Ceux-ci les arrêtent. Fièrement Guillaume s’écrie :
- Je suis Guillaume de Bourgogne et je viens dire à ton chef que si son sang n’est pas du jus de navet, je prétends à l’avantage de me mesurer avec lui.
Ces paroles sont aussitôt rapportées au géant et Guillaume est conduit avec tous les égards dus à son rang et à sa naissance jusqu’à un espace libre du camp de Montsouris, voisin des murs de Paris. Cet espace est disposé de telle façon que ce qui s’y passe est également vu des assiégés.
Les soldats des remparts ont tout de suite reconnu le valeureux chevalier. Ils poussent en son honneur des vivats, mais bientôt ils se taisent, car, tout en sachant la bravoure, le courage et la force de celui qui si souvent les mena au combat, ils ont vu Isauré et redoutent l’issue de la rencontre.
Guillaume a mis pied à terre ; il a laissé son bon cheval aux mains du fidèle Bernhardt. De la main droite, il tient sa hache d’armes ; son bras gauche est couvert par son écu peint à ses armes, qui sont un léopard d’argent couronné, armé et lampassé d’or sur champ de gueules. Il s’est assuré que son épée et sa dague jouent bien dans leur fourreau et que les courroies qui retiennent son casque sont bien attachées.
Ces soins pris pour son équipement terrestre, il s’est mis sous la protection du Très-Haut dont il est ici le champion ; il lui a demandé de donner à son bras la victoire d’où dépend le salut de tant de bons chrétiens et du fils de Charlemagne, l’Oint du Seigneur. Dans le camp de Montsouris règne un joyeux tumulte. Les Sarrasins, sans armes, dans leurs robes orientales aux vives couleurs, se pressent autour du terrain de combat, leurs turbans blancs agrémentés de plumes et d’aigrettes apportent sous le soleil de juillet une note gaie. La troupe des spectateurs est bruyante et joyeuse.
- Le voilà le chevalier qui ose provoquer notre chef !
Ils adressent au guerrier de France des quolibets :
- Tu as oublié de grandir, Guillaume ! Tu seras encore plus petit quand la massue d’Isauré t’aura rentré la tête dans les épaules et les jambes dans le ventre.
A ces injures, Guillaume ne répond pas ; il ne veut pas se laisser énerver .par la colère et perdre le calme qui va lui être si nécessaire dans le duel qui se prépare.
Derrière lui, sur les remparts de Paris, la foule aussi s’amasse. Il n’a pas fallu longtemps pour que la ville entière sût que Guillaume le Bourguignon avait accepté de jouer la terrible partie dont leur sort dépend. Tous les hommes d’armes qui ne sont pas de service en quelque point accourent d’abord, vite rejoints par le menu peuple.
Puis ce sont les barons et les courtisans, enfin paraît le Roi lui-même ; il n’a pu résister à l’envie de voir combattre le plus téméraire de ses vassaux et surtout d’être, de ses yeux, renseigné sur le sort de la capitale et sur le sien propre.
Personne n’a fait attention à l’arrivée de Louis le Débonnaire, tellement les esprits sont fixés sur ce qui va se dérouler. D’ailleurs le Roi, drapé dans un sombre manteau, est survenu sans escorte et sans gardes, et s’est caché dans un coin du chemin de ronde avec les plus humbles de ses sujets.
Toute cette foule parisienne demeure silencieuse et recueillie ; ce n’est pas à un spectacle qu’elle veut assister, mais à une épreuve dont dépendent, pour un dixième d’entre les assistants, la vie ou la mort. Au-dessus de ces milliers de personnes on entend claquer au vent l’étendard royal qui flotte sur la porte la plus proche.
Soudain un frisson passe dans la foule des remparts, tandis que des acclamations s’élèvent parmi les Sarrasins. Précédé de joueurs d’instruments et suivi d’une bande bigarrée de serviteurs, Isauré traverse les rangs de ses soldats et s’avance au-devant de Guillaume.
Instrumentistes et serviteurs s’arrêtent au premier rang des Sarrasins, et le géant pénètre seul sur le champ. A sa vue, Guillaume ressent pour la première fois une sensation étrange qui est peut-être de la peur. L’homme qui vient vers lui, le monstre plus exactement, mesure plus de quinze pieds de haut, c’est-à-dire trois fois la taille d’un homme moyen. Chacun de ses poings est plus gros qu’une tête d’enfant.
Son corps immense est protégé par une casaque faite de sept peaux de boeufs superposées, recouvertes de plaques de métal. Elle pèse, dit-on, deux cents livres. Son bras droit est armé de sa fameuse masse d’armes attachée à son poignet par une courroie et dont il peut atteindre son adversaire à une portée de trait.
A sa ceinture pendent, d’un côté un immense cimeterre, de l’autre un large coutelas. Un vaste turban bardé de fer coiffe sa lourde tête grimaçante et féroce aux dents démesurées et au grand nez crochu.
- Par la barbe du Prophète ! ricane-t-il, c’est toi, moucheron, qui oses provoquer à toi seul le géant Isauré ? Je regrette que tu sois si chétif car il n’y aura pas plus de plaisir à t’écraser que l’on en a à aplatir une puce qui s’est introduite dans vos draps.
Guillaume s’est ressaisi :
- Au lieu d’injurier un adversaire qui a fait ses preuves dans maintes guerres, tu ferais mieux de te préparer au combat, riposte le Bourguignon, qui cherche comment il pourra atteindre un tel adversaire et échapper à sa redoutable massue.
- Tu aurais dû monter sur des échasses, persifle le géant en avançant d’un grand pas qui l’amène presque à portée de Guillaume.
Déjà il pourrait le frapper, alors que Guillaume ne saurait même pas l’atteindre en lui jetant sa hache. Mais devant tant d’yeux qui le regardent, Isauré veut faire durer l’humiliation de son rival avant de jouir d’une victoire certaine.
http://www.histoire-en-ligne.com par Ch. Quinel et A. de Montgon Publié le 7 juin 2003 - Modifié le 18 septembre 2006
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