- Allah seul est Allah ! rugit l’infidèle.
- Dieu m’aide ! crie Guillaume qui se porte en avant d’un seul bond.
La masse s’est levée, elle s’est abattue, mais le Bourguignon a su l’esquiver en se jetant à gauche sans toutefois que sa hache ait pu atteindre son but. Les voilà à nouveau éloignés. Cette fois c’est Isauré qui, la massue haute, marche en avant. Nouveau coup, nouvelle feinte, double coup nul. Le géant s’impatiente, il a compté sans l’agilité de Guillaume.
Désormais, il ajustera mieux ses coups. Cette fois, le Bourguignon a senti tout près de son oreille le vent de la massue qui s’abat. Lui-même n’a pas même pu s’approcher du corps de son adversaire. Il prend du champ. Ce que sa force n’a pu réussir, il l’obtiendra par l’adresse.
Saisissant sa lourde hache par le bout du manche, il la fait tournoyer et la lance contre le géant, mais celui-ci a esquivé le coup. Il marche en brandissant sa massue sur Guillaume. Celui-ci a tiré sa bonne épée juste à temps pour parer le choc de la massue qui s’abaissait sur sa tête comme le fléau sur l’épi. Dans le choc, le glaive a perdu sa pointe. Guillaume est vaincu. Le géant, irrité maintenant, a hâte d’en finir. On entend dans sa gorge le souffle rauque de la colère.
Sur les remparts de Paris des hommes d’armes pleurent, d’autres se tordent les mains de désespoir. Le géant frappe de grands coups et tout ce que peut faire Guillaume c’est de les éviter, par des bonds de côté. Cela ne pourra pas durer toujours. La fin n’est que retardée.
Et voilà que du haut de l’air une forme blanche est descendue : c’est une colombe qui se met à voleter en rond au-dessus des combattants. Ni eux ni les spectateurs n’ont aperçu l’oiseau. C’est bien le moment de s’occuper d’une colombe, image de la paix, quand le sort d’une ville dépend du combat !
Guillaume est las ; l’irritation du géant atteint son paroxysme. Les bonds de Guillaume sont moins larges, les coups du géant mieux ajustés. Cette fois, on sent que la massue redescendra pour la dernière fois. Chez tous, Chrétiens et Infidèles c’est la certitude.
Lorsque, brusquement, l’oiseau, comme si, lui aussi, avait compris le jeu inhumain des hommes, s’abat sur la figure d’Isauré, son corps chaud et blanc couvre la face sauvage comme d’un vivant masque de plumes, les douces ailes blanches palpitent sur ses yeux, les petites pattes s’agrippent au nez.
- Malédiction ! hurle le géant en cherchant de sa main gauche à dégager son visage, tandis que sa droite frappe à tort et à travers. Il n’a pas fallu longtemps à Guillaume pour profiter de ce secours inespéré. Vivement il s’avance, se garant des coups maladroits de la massue, et, de son tronçon de sabre, il tranche le jarret d’Isauré.
Comme un grand chêne des forêts blessé par la cognée du bûcheron, le monstre s’effondre avec un « ah an » tragique. L’oiseau s’est envolé. Le géant voit maintenant son ennemi victorieux. Sa force ne l’a pas encore complètement abandonné. Ne pouvant se servir à terre de sa massue, il veut tirer son coutelas. Guillaume l’a devancé. Il arrache cette arme de la ceinture du géant, d’un seul coup il lui tranche la tête et la jette toute sanglante dans les rangs des Sarrasins.
Rien ne peut donner une idée du rugissement qui s’élève alors des deux foules. Le cri de joie des uns s’allie au hurlement de douleur des autres. Pendant de longues minutes, Guillaume couvert du sang de son rival, reste debout dans un enfer de cris. Ce sont les Sarrasins qui se taisent les premiers. Ils ont perdu leur maître, leur chef. Ils se sentent tout à coup désemparés. Officiers et soldats n’ont plus qu’une idée : fuir. Leur cruauté, leur soif de rapine sont effacées par la peur.
Chacun se rue vers son cheval, beaucoup ne songent même pas à s’armer ; les tentes, les bagages sont abandonnés. Du camp de Montsouris, la terreur gagne toute la ligne des assiégeants.
- Isauré est mort ! Le Prophète n’est plus avec nous !
Il n’y a plus de sentinelles, plus de postes, plus de grand’gardes et, quand les portes de la ville s’ouvrent livrant passage aux troupes du Roi, celles-ci tombent en pleine débandade. Quelques cavaliers poursuivent les fuyards qu’ils taillent facilement en pièces. Louis vient embrasser Guillaume, les barons se pressent autour de lui pour le féliciter.
Le menu peuple l’acclame ; c’est à qui baisera son manteau, touchera ses armes. Mais Guillaume est rêveur. Il ne répond guère à toutes ces louanges. Ayant-enfin pu se rapprocher de son fidèle Bernhardt, il lui murmure :
- Toi qui as suivi le combat, as-tu vu d’où m’est venu ce secours miraculeux qui a sauvé mes jours ? Quel est ce masque de plumes qui a aveuglé mon ennemi ?
- Je le sais, dit Bernhardt, j’ai reconnu votre alliée : c’est la colombe dont ce matin vous avez épargné la vie. Cette douce bête vous a payé de votre pitié. Je veux avoir la main tranchée si jamais une de mes flèches froisse seulement une plume d’une colombe. Pendant qu’ils parlent, dans un arbre voisin, un gentil roucoulement dit une chanson d’amour.
Maintenant le peuple contemple l’ennemi décapité dont le grand corps semble, ainsi étendu, encore plus grand. Les mères en tremblant le montrent à leurs enfants, tandis que, debout sur le torse puissant et déjà froid, un soldat, originaire de Gascogne, explique comment, lui, aurait abattu le géant s’il avait été à la place de Guillaume.
Louis, dans un coin du camp de Montsouris, fait creuser une vaste fosse, on y descend le corps d’Isauré. Plus tard, un monument sera élevé parmi les arbres et les Parisiens iront volontiers, le dimanche, se reposer sur la Tombe d’Isauré. Le monument a disparu, mais le nom est resté : la Tombe Issoire.
par Ch. Quinel et A. de Montgon Publié le 7 juin 2003 - Modifié le 18 septembre 2006 http://www.histoire-en-ligne.com
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