Il y a quelques années, le forgeron de Yarrowfoot employa comme apprentis, deux frères, deux solides gaillards qui quand il les recruta débordaient de vitalité. Pourtant, après quelques mois, le plus jeune des deux commença à s'étioler, son teint devînt terreux, il maigrit, perdit l'appétit et montra d'autres signes d'une santé déclinante. Son frère, très préoccupé, lui demandait souvent de quoi il souffrait, mais en vain. A la fin, pourtant, le pauvre gars éclata en sanglots et confessa qu'il était complètement épuisé et devrait bientôt être porté en terre par suite des mauvais traitements que lui faisait subir la maîtresse de maison qui en réalité était une sorcière bien que personne ne s'en doutât. "Toutes les nuits, sanglota-t-il, elle vient me rejoindre du côté du lit où je suis allongé, me passe une bride magique autour de la tête et je suis métamorphosé en cheval. Elle s'assied alors sur mon dos et me conduit à des miles d'ici sur les landes sauvages où en compagnie de je ne sais quelles autres viles créatures, elles se livrent à des fêtes immondes. Elle me garde là-bas toute la nuit. Au petit matin, je la ramène à la maison et elle me retire la bride. Voilà pourquoi je suis si épuisé et si malade. Voilà comment je passe mes nuits pendant que tu dors tranquillement."
Tout de suite, l'aîné lui dit que la nuit suivante, ils changeraient de place et que ce serait lui qui irait au rendez-vous des sorcières. Le soir venu, le cadet se coucha le long du mur. L'aîné prit sa place et demeura éveillé jusqu'à l'arrivée de la sorcière. Elle vînt, tenant sa bride à la main, et la lui jeta sur la tête. L'aîné se transforma en un splendide cheval de chasse. La dame grimpa sur son dos et ils partirent pour leur lieu de rendez-vous qui ce soir-là, comme par hasard, était la cave d'une propriété voisine.
Pendant que la femme du forgeron et ses affreuses compagnes se gorgeaient de vin rouge et pillaient la cave, le cheval de chasse qui avait été attaché à l'écart dans une stalle de l'écurie, se frotta la tête contre le mur tant et si bien, qu'il réussit à détacher la bride qui tombant à ses pieds, lui permit de retrouver son apparence humaine. Il la ramassa et la tenant bien solidement, il alla se dissimuler dans le fond de la stalle jusqu'à ce que sa maîtresse viennent le chercher. Alors, en une fraction de seconde, il lui passa la bride sur la tête et elle se retrouva transformée en une splendide jument grise. Il la monta et se dépêcha de filer, chevauchant par les haies et les fossés. Il s'aperçut alors qu'elle avait perdu l'un de ses sabots antérieurs. Il la conduisit au premier maréchal-ferrant qui était ouvert ; celui-ci remplaça le fer et en mit un neuf à l'autre patte ; puis il lui fit faire des allers et retours dans un champ labouré jusqu'à ce qu'elle n'en puisse plus. Enfin, il la ramena chez elle et lui enleva la bride juste à temps pour qu'elle puisse se glisser dans son lit avant que son époux ne s'éveille et ne se lève pour aller au travail.
Le brave forgeron se leva, très loin d'imaginer ce qui avait pu se passer durant la nuit. Son épouse lui dit qu'elle était très souffrante, presque aux portes de la mort et qu'il devait envoyer chercher un médecin. En conséquence, il réveilla ses apprentis. L'aîné y alla et revînt rapidement avec un docteur qu'il avait eu la chance de rencontrer sur sa route. Le médecin souhaita prendre le pouls de la malade, mais elle cachait résolument sa main, refusant de la lui montrer. Le disciple d'Esculape demeurait indécis. Le mari, énervé par l'obstination de son épouse, arracha brutalement les draps et découvrit avec horreur qu'elle portait des fers très solidement fixés à ses deux mains. En y regardant de plus près, il vit aussi que ses flancs étaient meurtris, bleuis des coups de pieds que lui avait donnés son cavalier durant leur chevauchée et la traversée du champ labouré. Les frères alors s'avancèrent et racontèrent tout ce qui s'était passé. Le lendemain, la sorcière fut déférée devant les juges de Selkirk et condamnée à être brûlée vive sur un rocher près de Bullsheugh. La sentence fut rapidement exécutée. Il faut ajouter que le jeune apprenti recouvra finalement la santé en mangeant du beurre fabriqué à partir du lait des vaches qui broutaient l'herbe du cimetière, un remède souverain contre la consomption due à l'ensorcellement.
Scottish tales - Traduction française de Jean-Louis Laurin http://maitre.cles.free.fr
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