- Que te manquerait-il, petite fée ? Cléia ne répondit pas. C’est Baltyr qui le fit, assis contre le tronc d’un arbre, accoudé sur ses genoux, un sourire esquissé sur le visage. - Frère, tu le sais très bien… C’est toi qui lui manquerais… Mon cœur fit une valse dans ma poitrine laissant un court instant un grand vide à sa place. Que n’eut-elle été plus grande, je l’aurais étreinte pour lui dire combien Féerie n’aurait plus de sens pour moi sans elle. Au lieu de cela, je tendis délicatement ma main vers elle et elle s’y posa aussi légère qu’une plume. Baltyr, plus fin qu’un chat, s’était éclipsé. Cléia, loin d’être embarrassée par les mots de mon frère, me regardait sans ciller, les yeux emplis d’un éclat d’étoile. - Le peuple des Invisibles m’a trouvée, perdue, en pleine forêt, dit-elle simplement. Je fus troublé qu’elle change de sujet à ce moment-là mais j’enchaînai : - Je sais, mon cœur a senti ta peine quand tu t’es perdue… - Ainsi, tu m’aimes, dit-elle tout bas, lointaine tout à coup. Devant ma mine étonnée, elle consentit à s’expliquer : - A Féerie, les êtres magiques peuvent s’aimer librement, quelque soit leur clan, rien ne l’interdit. C’est d’ailleurs ainsi que sont nés les peuples des korrigans et des nymphes. Mais quand deux êtres magiques viennent à s’éprendre l’un de l’autre, leurs essences se mêlent, s’enroulent pour ne plus se distinguer. Si leur amour est pur alors, ils sont capables de ressentir les moindres émotions, les moindres conflits dans le cœur de l’autre. C’est ainsi que se célèbre l’union des êtres magiques. Depuis que mon âme est au repos chez les Invisibles, loin des maléfices de Baba-Yaga, j’ai partagé l’atroce douleur que la mort de Boon t’a causée. Je ne savais pas ce qui te blessait, mais ton accablement était mien, tout comme ma désolation était tienne. C’est le lien sacré, acheva Cléia. Je me souvins que la Dame des Bois avait prononcé ces termes elle aussi. Peut-être savait-elle… - Cléia, ma douce, si je rêve, je t’en prie, ne me réveille surtout pas ! Cléia baissa la tête et ne répondit pas. Je touchai doucement sa main : - Dis-moi… - Malgré notre bonheur, nous aurions dû nous préserver de cette entrave… - « Entrave » ? Par la barbe de Zmeï, pourquoi dis-tu cela ? me scandalisai-je. - Mon ami, je suis un esprit plus ancien que toi et tu as encore bien des choses à apprendre…. Zmeï s’éveille, les anciennes alliances n’ont pas toutes été reconduites, Féerie est malade… - Je sais tout cela, l’interrompis-je. - Lullaby, écoute-moi ! Les Eclaireurs qui devaient faire le tour des clans pour reconfirmer les alliances ont été décimés. Un elfe est peut-être encore en vie, aux mains des nains. Avec lui, il y a peut-être un farfadet et un korrigan. Ils ont besoin d’aide, nous sommes les seuls à savoir où ils se trouvent et ma place est là-bas car, selon les règles des fées, mon honneur est de remplacer ma sœur Eléa auprès des Eclaireurs. Comprends-tu ? Je comprenais qu’elle me congédiait. Je crus que mon cœur avait cessé de battre. - Cléia, tu ne peux pas me demander cela ! Pas maintenant ! - Si, justement, aujourd’hui plus que jamais. Les êtres magiques qui s’aiment ont une faiblesse et tu l’ignores. Si l’un vient à mourir… Je compris alors la crainte de Cléia et achevai la phrase qu’elle avait laissée en suspens : - … l’autre ne survivra pas, c’est ça que tu cherches à me dire ? Ma fée-jonquille ne répondit pas. - Cléia, ma fée, crois-tu que la distance changerait quelque chose à présent ? Je n’aurais de paix qu’à tes côtés ! - Lullaby, tu es un esprit neuf, tu aurais tout à apprendre… - J’apprendrais ! affirmai-je. Et où que tu ailles, j’irais, dussé-je te suivre dans la gueule de Zmeï ! - Bien parlé, mon frère ! Et je dirais même mieux… Baltyr qui revenait de la pénombre, entra dans le cercle de lumière diffusé par l’arbre aux vers luisants. Il s’approcha de Cléia et, comme il l’avait fait devant la Reine des Invisibles, je le vis mettre un genou à terre et ajouter : - Noble fée des bois, je fais serment de te servir et de te protéger sans faillir. Que les Maîtres - Domovoys, nos aïeux, m’aident dans ma tâche. Cléia inclina joliment la tête en signe d’assentiment, les yeux pleins de reconnaissance. Puis la lumière déclina tout autour de l’arbre. Il était temps de dormir. Je détachai de ma sacoche la petite maison de ma fée et la lui suspendis à une branche. Elle posa un baiser léger sur ma joue et entra dans sa maisonnette. Je me dis qu’un jour, je bâtirai la réplique exacte de cette maison en grand, pour mon clan, ma famille, les miens… Baltyr et moi nous couchâmes à même le sol, enroulés dans nos couvertures. Je m’installai sur le dos et admirai les branches qui se balançaient au dessus de nos têtes, le cœur prêt à s’envoler. - Votre amour ne sera pas facile, mais il est une grande chance, mon frère, et je suis heureux pour toi, murmura Baltyr d’une voix à peine audible. - Merci de rester avec nous, dis-je de la même façon. - Il n’y a pas de quoi, là est ma place. Le silence se fit. L’air embaumait. La nuit était si douce après toutes ces heures à avancer dans le froid et l’humidité. Comment un tel havre de paix pouvait-il régner au sein même de la forêt de Baba-Yaga ? Quel dommage que Boon ne partage pas cette nuit de quiétude avec nous, qu’il ne puisse pas savoir combien mon cœur était heureux, que je ne puisse pas partager cela avec lui, qu’il n’ait pas la chance de rencontrer Cléia… Cléia… ma fée… à moi ! Et je m’endormis, l’âme mêlée de joie et de détresse.
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