La description qu’en donne Zhuang zi dès les premiers chapitres (reconnus comme les plus anciens) est probablement le plus ancien témoignage de ce qui fera le fonds de toutes les hagiographies taoïste, mais aussi de ce qui sera un des ressorts les plus puissants de la quête taoïste. Le Saint chevauche le vent, ou de « blanches nuées » ; son corps ne flétrit pas, le feu ne brûle pas et l’eau ne l’immerge pas » la canicule ni le gel ne le touchent, ni bêtes ni hommes ne peuvent lui nuire (chap. VI et cf aussi chap ; XII). En outre, il revêt et une dimension cosmique, ce qui sera tout au long de l’histoire du taoïsme un trait fondamental du saint. C’est à propos de ce Saint que Zhuang Zi nous livre des détails qui témoignent de façon frappante de l’existence à cette époque de techniques de longévité : « les hommes divins » ne mangent pas des « cinq céréales », aspirent le vent et boivent la rosée, chevauchent les nuages et l’air, conduisent des dragons volants et se promènent hors des quatre mers.
Dans cette dernière remarque, un nouvel élément présent à plusieurs reprises dans Zhuang Zi et qui constitue une caractéristique spécifique du taoïsme : l’envol mystique. Le vol magnifique du phénix géant, Zhuang Zi nous dit d’emblée qu’il s’agit d’un thème important, d’une clef de son œuvre. En effet, à plusieurs reprises, nous voyons ses personnages (Zi Qi, Lao Dan, Ni Que, chap. ; II, XXI, XXII) tomber en extase, laissant leur corps « ‘comme du bois mort » ou comme une « motte de terre », et leur cœur (siège à la fois de la vie intellectuelle et de la vie affective) comme de la « cendre éteinte ».
Zhuang Zi fournit l’élément mystique du taoïsme qui s’exprime par une intégration au comos on pas comme dans le système structuré sur le modèle du Yin-Yang et des Cinq Agents, selon une intégration opérée par le moyen de la mise en place d’un dispositif spatio-temporel fixé sur des distinctions et des relations qui établissent des articulations du monde, mais par tout l’Etre. Une intégration qui n’est pas formelle et objective et ne s’exprime pas par le respect des normes qui sont censées l’établir et la manifester extérieurement, par un sentiment intérieur surabondant qui est le fruit de la méditation et de l’extase ; Zhuang Zi, à cet égard, apporte un élément complémentaire fondamental qui sera presque constamment superposé à l’autre, plus rationnel. L’expérience mystique dont il fait part est, en fait, le fruit de la mise en pratique des exercices mêmes dont il se gausse parce qu’il faut aller au-delà ; il est à la fois le témoin glorieux et jubilant de l’aboutissement de ces pratiques et la voix qui rappellera constamment aux taoïstes qu’il faut les dépasser. Ce sera l’une des missions qu’il remplira auprès de ceux-ci : il représente « le rejet », « l’oubli » de ces pratiques parce qu’il en est l’accomplissement qui en signe l’abolition et, en tant que tel, il est toujours invoqué par les maîtres comme celui qui, en les dépassant, les justifie. Deux principes sont mis par Zhuang Zi au fondement de la vie, qui auront la même importance dans le taoïsme, ce qui atteste d’une même vision des mécanismes vitaux : le souffle (qi) et l’essence (jing). C’est Zhuang Zi, le premier, qui a écrit que « la vie est concentration du souffle, qu’il se concentre et c’est la vie, qu’il se disperse et c’est la mort ». Une phrase reprise constamment par des auteurs qui semblent en avoir oublié la source. Ce qi ce souffle ni matière, ni esprit, unique substance du monde, est le Souffle primordial des taoïste et c’et celui qui fera l’objet de la plus grande des techniques de longévité L’autre élément est le Jing un terme qui revêtira des sens divers, mais dont nous avons à retenir que Zhuang Zi y insiste à plusieurs reprises pour affirmer qu’en lui est « la racine du corps » (chap. XXII) et que le « Saint le prise », qu’il faut le garder intact et entier et ne pas l’agiter (chap. XV). La quiétude que prônait Lao Zi, le silence et l’absence de pensée sont soulignés maintes fois par Zhuang Zi. C’est ainsi que Guanaco chengzi mis en scène donne son avis à Huang di « Ne regarde pas, n’écoute pas, embrasse tes esprits dans la quiétude, et ton corps, de lui-même sera correct ; sois calme, soir pur, ne fatigue pas ton corps, n’agite pas ton essence, et tu pourras vivre longtemps, si tes yeux ne voient rien, si tes oreilles n’entendent rien, si ton cœur-mental ne sait rien, tes esprits garderont ton corps, et ton corps vivra longtemps ; prend garde à ton intérieur, ferme-toi à l’extérieur, trop de savoir mène à la ruine (chap. XI). Le jeune du cœur-mental, n’écoute pas avec le cœur, mais avec le souffle (Chap. IV) la métaphore du « miroir du cœur (chap. II) pur et sans trouble, qui peu refléter le monde entier en sa totalité sans gauchissement « la méditation assise » (Zuaowang mot à mot, « s’asseoir et oublier » ou l’on ‘abandonne sont corps et ses membres, rejette l’acuité de ses perceptions quitte sa forme, chasse son savoir et s’identifie au Grand Universel (Chap ;VI) sont autant de leçons auxquelles les taoïstes accorderont un grand prix.
Le « Jeûne du cœur » va de pair avec une formule que Zhuang Zi reprend à Lao Zi « garder l’Un » qui est devenue un mot clef du taoïsme où il désigne diverses techniques de méditation. C’est Guant Chengzi encore qui fait la leçon à Haug di, « je garde l’Un » dit il et demeure dans l’harmonie ; c’est ainsi que je suis parvenu à l’âge de mille deux cents ans » (chap. XI). Et c’est encore Lao Dan qui répond à Confucius lui demandant comment il est tombé en extase « Obtiens l’Un et identifie-toi à lui « (Chap. XII) Bi Yi lui faisant écho enseigne aussi à Nie Que, qui aussitôt tombe en extase « Que ton corps soit droit, ta contemplation une et l’Harmonie céleste viendra ; recueille ton savoir, que tes actes soient un, et les esprits viendront dans ta demeure (Chap. XXII). Nous avons ici, comme dans d’autres passages de Zhuang Zi, tous les principes de la contemplation taoïste : « le corps droit » (Zheng) qui suggère à la fois un corps sain et un corps en position correcte pur la méditation, et la « ‘venue des esprits dans la demeure » qui évoque l’apparition d’esprits divins, soit dans la chambre de méditation, soit dans le corps même du taoïste, leur « demeure ». Tout cela correspond à l’attitude de concentration et de fermeture du monde extérieur, au monde des sens, un acte de repliement et de rupture qui, en fait, n’est que le complément et le stade préliminaire au mouvement d’extension qui s’ouvre sur le Saint s’abattant dans un univers continu où il n’est plus d’intérieur ni d’extérieur. La fermeture au monde des sens est une fermeture au monde étroit de l’individu en tant que délimité par ses perceptions sensorielles et ses pensées propres et une ouverture à l’unité cosmique par le moyen du « souffle » cosmique (‘ »N’écoute pas avec tes oreilles, ni mêmes avec ton cœur et ton mental, xin, mais avec le « souffle »). Nous avons là tous les fondements de la méditation taoïstes. Quelque peu oublié sous les Han, Zhuang Zi fuit remis à l’honneur dès le III et IVe siècles après J.C. en particulier lorsque les Chinois furent confrontés aux spéculations bouddhistes. Au sein du taoïsme, dès le Vè siècle, avec Ge Hong qui s’y réfère très souvent, puis, par la suite, avec les textes du Sanqquin qui lui font allusion, et enfin tout au long de l’histoire de cette religion, Zhuang Zi a occupé une place importante.
Prochaine étude : Les Chuci, les Wu et les Fangshi, - les randonnées extatiques
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