Ainsi parlait le Larousse : "cafard ou blatte : insecte aplati, de moeurs nocturnes, coureur rapide et que l'on trouve surtout dans le dépôts et les cuisines. Synonyme : cancrelas."
Que voulez-vous que je réponde à cela ? La douce langue française me persécute de ses synonymes ; elle m'a donné trois noms différents : blatte du latin blatta, cafard de l'arabe kafir et enfin cancrelas du néerlandais kakkerlak. Tout cela pour me rappeler que ma laideur m'a rendu innommable.
Et ce petit Larousse qui se permet de me juger de toute sa hauteur... "de moeurs nocturnes" ? Hé quoi ! Aie le courage de tes opinions ! que sous-entends-tu ? Que je suis un débauché ? Tu veux faire croire que je suis un coureur de jupons comme tu le suggère pudiquement juste après ? Je n'ai que faire de tes euphémismes de dénifitionniste agréé.
De toute façon, personne ne m'aime. On a fait de moi le symbole du vagabondage, marivaudage, parasitage. On me dit volage, omniphage, sauvage... A l'évidence j'ai un problème d'image. Je n'ai jamais voulu être laid. Dans l'absolu je ne le suis pas. C'est vous qui l'avez décidé, c'est vous qui avez fait de moi un pestiféré, mais un esprit libre de ces préjugés poserait un tout autre regard sur moi.
S'il existait, il vous chanterait la courbe noble et élancée de mes fines antennes, le port géométrique de ma tête triangulaire, la profonde noirceur qui endeuille mon corps et lui confère les ténèbres des grandes cathédrales, la découpe de mes pattes en un triptyque complexe et mystérieux. Il vous ferait les louanges des arabesques des nervures qui parcourent mes ailes, de ma vélocité gracile qui vous fait tant pester, il vous parlerait du léger relief de mon thorax, pareil à la joue d'un enfant nouveau-né. Il vous conterait les creux et les plaines de mon abdomen dans lesquels la lumière aime à se perdre.
Mais vous ne voulez pas voir tout cela, vous déblatérez contre les blattes "les cancrelas provoquent des cancroïdes !"
Après tout, je ne vous en veux pas, même l'élite n'est pas capable de voir tout cela. Ce sont même les pire, les savants ne nous détestent pas, ils sont indifférents. Sans aucune émotion, ils racontent notre naissance lors du carbonifère, il y a très longtemps, il y a environ 295 ou 360 millions d'années (ils ne sont pas très regardants au nombre des années, ce ne sont pas eux qui plantent les bougies sur nos gâteaux d'anniversaire). A cette époque, les mers s'étendent, les montagnes se lèvent, le climat se réchauffe. Je suis né avec les dimétrodons. Je n'évoluerai pas, ne vous déplaise, car je me satisfais ainsi en "insecte primitif", comme mon amie la libellule (qui elle, a droit à tous les égards).
Mais ils n'arrêtent pas là leur persécution dénominatrice. Nous voici "néoptères", et plus précisément "polynéoptères". Ecoutez avec quelle poésie, ils décrivent la délicate architecture de mes ailes. "Dans le rémigium, on distingue la nervure costale, la sous-costale, la radiale. La nervure médiane se scinde en quatre branches." Ainsi ils sont de ceux qui regardent la géométrie des gaines de plomb quand ils contemplent les vitraux. Pourquoi restent-ils insensibles aux délicates portées, entrelacs, lignes épurées et éthérées que dessine la Nature sur nos ailes ? Pourquoi reste-t-il de marbre face à leur beauté étrange, quand elles sont caressées par une lumière irisée qui fait trembler leurs volutes ?
Les pauvres, on les faits courir après des diplômes pour lesquels ils récitent inlassablement, dans un psittacisme psychasténique, leur morne leçon au jargon initiatique : "La blatta fait partie de la sous-classe des ptérygotes, ses pièces buccales font d'elles un insecte de type broyeur, et il comme beaucoup d'insectes peu évolués un hétérométabole".
Est-ce ma faute si je suis hétérométabole ? Vous ai-je jamais manqué de respect ? J'ai plusieurs millions d'années de plus que vous, et déjà le poids des ans se fait sentir. Je suis hétérométabole parce que mes pièces buccales sont identiques dans ma jeunesse fougueuse comme dans ma vieillesse paisible. Parce que ma métamorphose est incomplète. Je comprends que vous soyez jaloux, il n'est pas donné à tout le monde de garder ses dents de lait.
En fait, vous êtes plus à plaindre que moi. Vous regardez le monde de trop haut ou avec des verres trop grossissants. Vous ne pouvez saisir l'alchimie de son ensemble. Vous voulez tout nommer, classer, archiver, caser, dépecer, découper, trier, ranger, enfermer dans les dictionnaires et les encyclopédies, par ordre alphabétique et dans le chapitre de la bonne couleur. Je ne fais pas l'éloge de l'ignorance, du désordre et du chaos, seulement celui de la simplicité, de l'admiration et de l'émerveillement.
Les blattes ne sont pas faites pour vivre dans vos livres mais dans vos cuisines.
Chacun à sa place.
Sinon c'est le capharnaüm.
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