Depuis des siècles, et même de longs siècles, l'oie fait parler d'elle. A Rome, jadis, nos ancêtres, volatiles nobles consacrés à Junon, sauvèrent le Capitole du péril Gaulois... En récompense, les Romains firent de nous l'oie domestique; bien grasse, bien dodue, puis ils la mangèrent cette oie, et ils apprirent à la dévorer en famille. C'était de bonne guerre, admis sans discussion : la lutte pour la vie veut le sacrifice des espèces inférieures pour le bien-être des humains !
Mais voilà qu'un jour, dans un raffinement de cruauté, le Romain lui-même, non content d'avoir atteint la domination de l'univers, inventa de faire de l'oie une admirable machine... , celle qui élabore et produit cette substance, succulente dit on, qu'on appelle le foie gras ! La nature avait doté l'oie d'un foie...comme la plupart des êtres vivants. C'est l'homme qui provoqua cette hypertrophie magnifique et navrante...
Aux siècles d'ombre, la barbarie qui éteignit tant de lumières perdit cet important secret...croyait-on. Hélas ! Les Cathares ne mangeaient que des nourritures "nobles", "pures", "lumineuses". Nous, les oies, nous aimions bien les Cathares ! Ils ne nous aimaient pas !! Ce ne furent pas eux qui réveillèrent cette tradition. Bien au contraire, ne pouvant manger ni viande, ni oeuf, ni lait, ni fromage, les Cathares nous laissèrent une paix "royale", si l'on peut dire ainsi...On ne parlait plus de nous, on nous oubliait; mais la tradition, mystérieuse, veillait, et en silence, le transmettait, ce secret. Le réveil était proche; il vint, cruel ! Dès que le Catharisme fut éteint, la Royauté revint en France, pleine de pouvoirs, et avec elle ce fameux "réveil".
D'abord au temps de Henri IV : sous la plume d'un certain Olivier de Serres, dans son "Théâtre d'Agriculture", la gloire nous menaçait, et c'est au siècle suivant qu'elle devait éclater... En ce XVIII ème siècle, siècle des philosophes, songea t-on à nous demander notre avis, à s'inquiéter de ce que nous pensions au sujet de cette aventure ? Descartes, dans sa théorie de la bête - machine, a sans doute conclu que nous n'en pensions rien du tout ! Voire...
Toujours est-il qu'un beau jour de 1775, je crois, un cuisinier du nom de Close, au service du Maréchal de Contades, eut une intuition de génie : il devina ce que notre foie, dans une main d'artiste, pouvait devenir. Il l'agrémenta de cette horrible substance noire dont se délectent les pourceaux, qu'on nomme la truffe, et dont l'âme fuit, exquise, dit - on. C'était tout simple, pour notre malheur ! Simple comme toute découverte; il suffisait d'y penser, comme pour la vapeur..., ou comme pour la découverte de l'Amérique ! Mais le chef d'oeuvre obtenu était parfait, imbattable, immortel. Les siècles passent, le chef d'oeuvre, pour nous les oies, ne passe pas ! Ce chef d'oeuvre de l'homme a fait le tour du monde... Il trône même au-dessus de toutes les merveilles gastronomiques. J'en appelle à vous, mes soeurs, mes frères ! Ne se trouvera t-il personne pour avoir pitié ?
Dans ce cher Pays d'Olmes où le mot "Pâté" est en lui-même une institution, où sa conception remonte à des époques ancestrales, ne pourrait on pas remplacer notre foie par une quelconque autre autre substance délicate ? Avec un peu de bonne volonté et d'imagination on arriverait peut être à créer une gloire gastronomique nouvelle ! De l'autre côté de l'Atlantique, n'existe t-il pas, dit-on, un met délicieux et autrement savoureux fait de deux tranches de pains de mie spngieux arrosé de sauce tomate sucrée et de frites grasses à souhait ? Quel bonheur ! Pourquoi n'y a t-il personne dans ce Beau Pays pour inventer un met semblable afin de nous remplacer ? Songez à ce crime, qui chaque jour se perpétue ! Songez au châtiment, de grâce !... "Le rêve Américain", en quelque sorte...
Vous connaissez sans doute les éprouvettes gastronomiques ? Brillat - Savarin, dans le savant traité qu'il a intitulé "Physiologie du goût", étudie l'art de satisfaire la gourmandise humaine; et c'est lui qui inventa ces éprouvettes gastronomiques ainsi définies : "des mets d'une saveur reconnue, et d'une excellence tellement indispensable que leur apparition seule doit émouvoir, chez un homme bien organisé, toutes les puissances dégustatrices..." Ces éprouvettes, il les classa en séries suivant leur valeur. L'éprouvette suprême fut représentée par un énorme foie gras ! J'ai tout dit, mes soeurs, mes frères, et nous sommes sans espoir. La gourmandise est là qui veille, et je crains bien que nous, les oies, restions des vaincus magnifiques, sacrifiées au tyran, tant que nous aurons un foie !
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