L’ambiance était tendue. Baltyr avançait toujours en éclaireur, à trois pas devant moi, Luciole voletant entre nous. Pas un mot n’avait été prononcé depuis l’incident des corbeaux et je fixai sa nuque obstinément, comme si, d’un moment à l’autre, Baltyr avait pu se transformer en bête effroyable. Nous marchions d’un bon pas et c’est sans encombre que nous traversâmes la montagne. Pas d’obstacle, pas d’esprit mauvais, cela devenait presque une promenade de santé ! - Il va falloir songer à faire une halte pour se reposer un peu… murmura Baltyr. - Pas question ! grognai-je. C’est sûrement encore une de tes ruses ! - Tu préfères peut-être faire une pause dans la forêt des mille leurres ? objecta-t-il. - Très bien, mais je préfère te dire que je te tiens à l’œil. Au premier geste suspect, tu devras tâter de mon bâton ! Baltyr s’assit en retrait, en haussant les épaules. Cléia me lança un regard noir. Nous grignotâmes sans conviction et dans un silence total. - Je ne suis pas responsable de l’attaque des corbeaux, attaqua Baltyr en me fixant droit dans les yeux. - Si tu n’en es pas responsable, tu n’as rien fait pour l’empêcher. Je ne te fais pas confiance, Baltyr. Je ne comprends pas pourquoi mon maître nous a confiés à toi ! Regarde-moi, les corbeaux m’ont déchiré la peau à plusieurs endroits et toi ? Toi, tu vas très bien, les corbeaux, étrangement, t’ont épargné ! - Je n’étais plus à côté de leur arbre… - En effet ! C’est tellement facile ! - Je peux me retirer si tu le désires ! Je suis certain que tu déjoueras sans peine tous les pièges qui jalonnent le chemin jusqu’à la maison de Baba-Yaga ! Alors que je m’apprêtais à répondre que nous serions sans doute plus tranquilles sans lui, Cléia s’avança, furieuse : - Ca suffit, maintenant ! Et si vous tenez vraiment à vous battre, allez-vous en, je me débrouillerais sans vous ! Baltyr et moi échangeâmes encore quelques sombres regards mais nous nous tûmes. - Baltyr, dit Cléia d’une voix énergique, dis-nous ce qui nous attend dans cette forêt. Sois précis et clair. Je veux savoir exactement ce que nous allons devoir affronter. Baltyr se cala le dos contre un arbre, me jeta un coup d’œil supérieur et narquois et répondit : - Comme son nom l’indique, la forêt des mille leurres est une forêt ensorcelée. Baba-Yaga ne veut pas qu’on vienne la déranger. Elle a donc pris ses précautions. Dès que nous aurons pénétré dans la forêt, tout ce que nous y verrons, tous ceux que nous rencontrerons pourront être des illusions. Nous pourrions par exemple rencontrer Maître Pipenbois, ou le peuple des fées… Nous pourrions tout aussi bien y croiser des diables, des monstres, des esprits maléfiques. Mais rien dans leur attitude ne nous permettra de dire s’il s’agit de la vérité ou d’un leurre. Nous ne pourrons pas nous fier à nos sens. Peut-être croirons-nous que le dragon crachant du feu devant nous n’existe pas, que la chaleur sur notre peau n’est qu’un mensonge et nous mourrons carbonisés car celui-ci existait réellement. Peut-être rencontrerons-nous des amis qui s’avèreront en fait être des esprits malfaisants ayant pour seul but de nous perdre ou de nous conduire entre les pattes d’une gorgone. Le pire, c’est que nous ne pourrons même pas nous fier à nous-mêmes. Peut-être serons-nous séparés et alors, nous devrons nous méfier les uns des autres. Des mirages, des mensonges, des leurres… des pièges pour nous perdre. A vrai dire, il y a peu d’espoir que nous en réchappions. Sauf si nous avons beaucoup de chance ou bien si… Je vis une lueur étrange passer dans les yeux de Baltyr. Méfiance ! - Ou bien si… quoi ? demanda Cléia. - Il existe bien un moyen de déjouer les plans de Baba-Yaga… Il existe un objet magique, une sphère opaque et dorée… Elle seule peut voir la vérité dans la forêt des mille leurres… Comment avait-il su ? Comment osait-il en parler ? Comment… ? J’allai me lever et dire le fond de ma pensée quand Cléia prit la parole, une main sur la mienne, m’imposant le silence. - Ah bon ? Quel dommage que nous n’en ayons pas une… La traversée aurait été plus simple… Nous nous sommes assez reposés à présent. Allons-y ! Cléia me lança un regard d’intelligence, me sourit brièvement et s’envola courageusement vers les abords de la forêt.
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