Une cacophonie effroyable me réveilla en sursaut. Je me redressai et tournai ma tête de tout côté. Le jour s’était levé, le soleil brillait, déjà haut dans le ciel. Nous ne nous étions pas réveillés assez tôt ! Au dessus de nos têtes, le ciel était noir d’ailes, de serres crochues, de becs acérés. Le feu était éteint. Baltyr n’était plus là. Il nous avait mené droit dans un piège ! Si j’y mettais la main dessus… Des volatiles furieux se jetèrent en piquet sur nous. Je fis le dos rond, ramassai mes affaires, empoignai la maison de Luciole dans laquelle elle devait encore dormir et courus, courus à perdre haleine pour me débarrasser des piqûres brûlantes des becs sur ma peau. - Mais qu’est-ce qui… commença Cléia en sortant la tête par la fenêtre. Elle n’acheva pas sa phrase et son visage se décomposa lorsqu’elle comprit ce qu’il se passait. - Où est Baltyr ? - J’aimerais bien le savoir ! grommelai-je. Il n’y avait que des rochers. Rien pour se protéger de la rage des corbeaux. Je faisais des gestes désordonnés avec les bras pour les chasser car ils s’attaquaient à mon crâne en le martelant de coups de bec. Je finis par lancer des pierres dans leur direction, ce qui eut pour effet de les faire s’éparpiller un peu. - Cléia, sais-tu parler leur langue ? Je ne les comprends pas… - Non, je ne connais pas ce dialecte. Les corbeaux ne s’aventurent pas dans notre forêt. Et ces corbeaux-là ne parlent pas la même langue que les corbeaux qui venaient nous voir chez Maître Pipenbois. - Allez-vous-en ! Fichez-nous-la-paix ! ahanai-je, tout en lançant des pierres. Une pierre mieux envoyée que les autres frappa un corbeau plus grand et plus noir encore que les autres. Il chancela, croassa et s’enfuit à tire d’aile vers un bosquet au loin. A quelques mètres à peine des arbres que l’on devinait, il chuta en tournoyant. Les autres corbeaux le suivirent et s’enfouirent dans les feuillages. Je m’assis lourdement à terre. J’avais les mains piquetées de sang, le dos lacéré, le visage et le crâne égratignés. Luciole avait, fort heureusement, échappé à la furie des volatiles. Ma petite infirmière ailée sortit de sa maisonnette et entreprit de soigner la multitude de plaies qui recouvrait mon corps. Je pensais que nous ne reverrions pas Baltyr. Et j’étais furieux contre moi-même d’avoir baissé ma garde, ne serait-ce qu’un court instant. J’étais certain que Baltyr était responsable de tout cela. D’ailleurs, où était-il, pendant que nous nous faisions attaquer ? Cléia mit un temps fou à soigner toutes mes plaies. Elle appliquait un baume puis un bout de pétale de fleur de lys séché sur chaque blessure. Quand je fus remis sur pied, je me redressai et levai le nez à l’horizon. Je vis s’approcher une silhouette qui m’était familière. Je serrai les dents en la reconnaissant et ma main saisit fermement mon bâton de marche. - On peut savoir où tu étais passé ? - Hein, quoi ? Je pêchais du poisson dans la rivière là-bas ! Mais… Que t’est-il arrivé ? Tu es blessé ? - Tu n’as pas entendu les croassements des corbeaux qui nous attaquaient peut-être ? - Mais non, rien, je me serais précipité, voyons ! - Tu devais nous réveiller ! - Je ne pensais pas m’absenter aussi longtemps pour en attraper un… Et oui, vous avez bien reconnu Baltyr qui brandissait comme un trophée un malheureux poisson luisant. Il désignait le bosquet où était tombé le gros corbeau et mes soupçons s’accrurent. Je levai mon bâton sur Baltyr, prêt à laisser parler ma colère. - C’est ça ! Tu n’es qu’un sale menteur ! Je vais t’apprendre à… - Non, Lullaby ! s’interposa Cléia ! Tu ne peux pas lever la main sur un de tes frères. C’est contraire à nos lois ! - Il a voulu nous tuer ! hurlai-je sur la fée. - Tu n’en es pas sûr ! Et ce n’est pas à toi de faire justice ! Nos Esprits supérieurs feront ce qui doit être fait ! Laisse-le ! J’obéis à la fée, la mort dans l’âme. J’étais certain que Baltyr était la source du nouveau fléau qui venait de s’abattre sur nous. Mais un domovoy n’a pas la faculté de se métamorphoser, ça, j’en étais convaincu comme 2 et 2 font 4 ! Alors ? Coïncidence ? Soupçons exagérés ?? Que pouvions-nous faire ? Nous avions, quoi qu’il en soit, besoin d’un guide… Et pour quelle raison Cléia s’était-elle interposée ? Je ne comprenais plus rien… J’étais si las. Baltyr vida le poisson et le fit griller prestement sur le feu qu’il avait allumé. Nous mangeâmes sans un mot mais je refusai tout net de goûter à son poisson. Mon cœur était hostile et tout colère. Lorsque nous reprîmes le chemin, en direction, cette fois-ci, de la montagne qui étalait ses jupes devant nous, je ne le quittai pas des yeux. Il semblait avoir mal au bras et je me pris à penser que c’était la pierre que j’avais lancé contre le gros corbeau dont le souvenir se trouvait gravé dans sa peau. Je souris malgré moi : il n’était pas invincible et gare à lui s’il s’en prenait une nouvelle fois à nous !
- Pourquoi l’as-tu défendu ? soufflai-je à Cléia qui était assise sur mon épaule. - Nous avons besoin de lui pour arriver chez Baba-Yaga. C’est un Domovoy, il ne peut pas être viscéralement mauvais. S’il est sous la coupe d’un sortilège, il nous faut l’en libérer, pas l’éliminer. - Et s’il s’agit d’un esprit mauvais ? - Laisse-nous le temps d’y réfléchir. Si tu tues Baltyr et qu’au fond de lui, un être bon est enchaîné, tu changeras l’équilibre précaire qu’il y a entre le bien et le mal. Tu ne peux pas faire cela, alors que Zmeï cherche à détruire le bien. Baltyr, ou ce qui l’habite, sait que nous nous tenons sur nos gardes. Il ne fera pas deux fois la même erreur. - Soit. Mais s’il s’en prend encore à nous, je n’hésiterais pas. - Tu n’hésiteras pas… Cléia, le visage tendu et grave, prit son envol.
Notre route commune était loin de s’achever… Si nous avions su tout ce qui nous attendait, je ne suis pas certain que nous aurions continué l’aventure. Voyez-vous, il est bon que l’avenir nous reste inconnu. Sinon, il est certain que nous aurions trop peur pour avancer…
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