J’avançais hardiment. Cléia s’était installée dans la poche de ma grosse veste et ne pipait mot. Je marchai longtemps. Toujours les mêmes brindilles me fouettaient le visage et me griffaient les mains mais je continuai sans faillir. - Tu as entendu ? Je m’arrêtai, haletant, le cœur au bord des lèvres. Bien sûr que j’entendais. Des murmures, des plaintes, des gémissements et, depuis peu, quelque chose qui ressemblait à des feulements. Je me retournai pour rebrousser chemin : Par la barbe de Zmeï ! La forêt se refermait au fur et à mesure sur nous ! Je sortis la boule à rêve de ma besace, elle resta éteinte. Et alors que je m’apprêtais à la ranger, le feulement se rapprocha et en une fraction de secondes, elle me fut arrachée des mains ! Nooooooon ! Je ne pris pas le temps de réfléchir et me précipitai. Je rabattais les branches de mes bras tendues, me dirigeant vers le feulement lointain. A droite ! A gauche ! En avant ! Non ! En arrière ! Je finis par m’arrêter, misérable, quand je m’aperçus que les feulements venaient de toutes parts. Allons, allons, il ne fallait pas perdre son calme, bien que cela était déjà le cas. Analysons la situation, quel animal feule ? Le chat. Le tigre. Le lion. Cela me rassura en quelque sorte de savoir quel danger m’attendait. Je n’avais pas d’arme, rien qu’un bâton de marche. C’était une situation à laquelle il faudrait remédier à l’avenir… si j’avais un avenir. Il faut avouer que partir pour un tel voyage sans même un canif, ce n’était pas bien malin ! Mais les domovoys ne se battent pas physiquement. Ils fuient, ou envoient de petits sorts, rien de bien méchant. D’un autre côté, les domovoys sont rarement exposés au danger. Enfin, tous sauf moi, apparemment ! Les feulements se rapprochaient, formant comme une prison sonore tout autour de moi. Fuir ne servirait à rien. Je serrai fortement mon bâton et attendit, le cœur martelant ma poitrine. Peu à peu, je vis luire des yeux jaunes ou verts tout autour de nous. Puis des silhouettes menaçantes se profilèrent. Nous fûmes très vite encerclés par une horde de chats, plus gros que l’espèce domestique, le poil hérissé, la queue en goupillon, toutes griffes dehors et les crocs, impressionnants, en évidence. Je ne sais pourquoi, mais je fus soulagé que ce ne soit pas une bande de tigres enragés. Cléia sortit de ma poche et s’adressa aux chats sauvages. Voici ses paroles, à quelques mots, près – il n’est pas facile de traduire la langue des chats… - Peuple de la forêt, salut ! Nous traversons en paix votre forêt pour aller plus au nord, rencontrer Baba Yaga. Nous ne vous voulons aucun mal aussi, laissez-nous continuer notre chemin. Cela aurait pu fonctionner. Un chat plus gros que les autres, noir comme du suif, s’approcha de Cléia qui ne bougea pas. Ma tête hurlait d’aller la chercher mais je m’en abstins car le chat avait arrêté de feuler et avançait tranquillement. Mais alors qu’il n’était plus qu’à une main de Cléia, je vis sa gueule s’ouvrir, découvrir ses crocs et, d’un bond, tenter de happer ma fée. Elle n’eut que le temps de reculer d’un battement d’aile et de revenir vers moi. Tout se précipita. Des dizaines de chats furieux se jetèrent sur moi, sautaient en tous sens pour attraper Cléia comme si elle était un vulgaire moineau. Je ne sais s’ils jouaient mais en tout cas, ils n’en avaient pas l’air. Après l’assaut des corbeaux, je trouvais que l’on se faisait attaquer un peu trop souvent. Malgré tout le respect que je devais à Baïun et malgré la promesse que je lui avais faite de protéger et de considérer comme des égaux tous les animaux, je me mis à me défendre des mains et des pieds, envoyant valser de toutes parts ces chats ensorcelés. Et plus j’en assommais, plus il y en avait, ce qui me fit penser qu’ils se multipliaient. En fait, cela n’était pas le cas mais, rendus fous de rage par mes efforts pour les chasser, ils revenaient à la charge plus violemment à chaque attaque. Cléia avait trouvé abri dans un arbre autour duquel une équipe de chats montaient la garde. Quelques-uns tentèrent d’y grimper mais Cléia les fit tomber en leur jetant une poudre grisâtre qui les fit éternuer – une variété de poivre sauvage qu’elle avait moulu et gardait dans son petit panier. Cela n’avait que trop duré. Je pensai à un stratagème. Je saisis une branche basse assez feuillue que j’arrachai avec force d’un arbre mort voisin. Supportant l’attaque frénétique sur mon dos, je pris dans la poche de ma veste le briquet à amadou dont je ne me défaisais jamais. Malheureusement, un de ces satanés chats me sauta au visage et me fit perdre mon briquet qui tomba sur le sol d’herbe en décomposition. Maintenant, cela en était trop ! Je fus pris d’une colère sourde. La trahison de Baltyr. Le sentier perdu. Ma boule à rêves volée. L’attaque de ces sales bêtes. Je pris mon bâton et je me mis à fouetter l’air tout autour de moi, chassant les démons à moustaches à bonne distance. J’en assommai quelques-uns qui restèrent couchés sur le flanc. Oh, rien de bien méchant malgré tout, mon intention n’était pas de les tuer, j’avais bien retenu la leçon de Cléia sur les âmes ensorcelées et l’équilibre entre les mondes. Je me baissai et, à tâtons, tentai de retrouver mon briquet. Ma recherche aveugle dura un temps qui me parut une éternité mais je finis par mettre la main dessus. Tant bien que mal, je mis le feu à ma branche et m’en servis comme d’une torche. Encore heureux, ces animaux avaient gardé leur instinct et craignaient encore le feu. Je fis des moulinets avec ma branche enflammée et les chats, apeurés, finirent par fuir. Je m’adossai à un arbre et Cléia vint me rejoindre en souriant. Oui, oui, parfaitement, en souriant. - Qu’est-ce qui te fait sourire, petite fée ? - On s’en est sorti ! N’est-ce pas une bonne raison ? - J’ai perdu ma boule à rêve… - Ne t’en fais pas, les objets magiques ne répondent qu’à leur propriétaire… On finira bien par la récupérer… Allez, viens, ne restons pas ! Décidément, cette fée n’était pas comme les autres ! Elle s’installa sur mon épaule et nous reprîmes notre marche sans savoir où mener nos pas. J’étais abattu, fatigué, désespéré. Qu’allais-je dire à la Dame des Bois quand je la reverrais ? Je soupirai longuement. Contrairement à ma fée, je ne pensais pas que l’on puisse récupérer la boule magique. Mais il fallait sortir de cette forêt, et vite. Svarog seul savait ce que nous réservait encore cette maudite forêt ! - Par tous les esprits sylvestres ! Ce n’est pas possible ! Je levai les yeux à l’exclamation de Cléia. Je vis Cléia s’élancer vers une boule de lumière qui me faisait penser à… Une fée ! C’était une fée florale comme Cléia. Mais celle-ci était vêtue de rouge, comme un coquelicot et une lueur rouge la nimbait. Je fis mine de rattraper Cléia mais elle était trop empressée, elle partit à tire d’ailes rejoindre celle qui, à n’en pas douter, était la sœur qu’elle recherchait. Mais au moment même où la fée rouge prit dans ses bras la fée jaune, ce fut comme si l’obscurité les recouvrait. Il ne resta plus rien d’elles et je me retrouvai seul, au milieu de cette forêt hostile. J’avais tout perdu. Je hurlai, pris de panique, je courus vers l’endroit où Cléia s’était dématérialisée. Je cherchai dans la nuit, saisissant de mes mains le noir, et le néant, si terrible. J’avais perdu Cléia, je n’avais pas su la protéger. Je n’avais pas su tenir ma promesse à la Dame des Bois. J’ étais moi-même perdu. Que faire ? Où aller ? Qui appeler à l’aide ? J’étais seul, seul, seul. Je tombai à genou, effondré par le poids de mes malheurs. Je sentis des sanglots monter dans ma gorge et je ne parvins pas à les réprimer. Et c’est au milieu de ce néant absolu que mes larmes coulèrent, se mêlant à mon abattement.
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