L’eau était au dessus de nos épaules mais, comme anesthésiés, nous ne sentions pas nos membres engourdis. La ronde autour de nous tournait encore plus vite. J’avais lâché mon bouclier et, alourdis par l’eau, nous nous efforcions de nous débarrasser de nos cottes de mailles qui maintenaient encore loin de nous les Lobastas. Nous avions également abandonné nos gants mais dans l’eau glacée, la brûlure du métal sur nos mains n’était qu’une bienfaisante chaleur. Au moment où j’allais réussir à quitter mon carcan, une douleur aiguë me frappa au visage, puis une autre, puis encore une autre. Mon cœur retrouva sa place et je vis ce qui se tramait. Baltyr donnait déjà la main à une Lobasta qui tentait de l’entraîner dans la ronde qui plongeait sous l’eau. Une autre sirène me tendait une main amicale et je me rendis compte que les paroles qu’elle me susurrait ne sortaient pas de sa bouche mais s’insinuaient tout au fond de moi, par une sorte de télépathie, comme une poison aérien. Je secouai violemment la tête pour échapper complètement à l’emprise des Lobastas et me dégageai de l’eau en rejoignant le gué. Je vis alors deux choses en même temps : Boon qui jetait frénétiquement des cailloux argentés sur le crâne de Baltyr et la transfiguration de la Lobasta qui comptait m’entraîner au fond de l’eau. Si son corps était identique à celui de la sirène enchanteresse que j’avais vue plus tôt, son visage avait changé du tout au tout ! Elle arborait à présent une peau écailleuse sur laquelle le nez et la bouche idéalement dessinés avaient disparu laissant place à des branchies et à une bouche béante de poisson. Deux gros yeux vitreux et tout ronds me menaçaient. Ses cheveux d’anémones n’étaient plus qu’une collerette déployée derrière sa tête, hostile, et ses sourcils s’étaient allongés vers le haut en deux antennes. Je préciserais que ses mains étaient maintenant palmées et dotées de griffes puissantes et je compris que ma nouvelle « amie » était fort désappointée du tour que prenaient les événements ! Je vis alors sa gueule s’ouvrir largement et un hurlement strident se fit entendre ! Horreur ! C’était insupportable ! Je bouchai mes oreilles de mes mains mais ce cri pénétrait en moi comme s’il eut été un glaive d’airain. Mes jambes cédèrent sous moi et je coulais dans l’eau gelée, appesanti par la lourde cotte de maille que je portais toujours. La Lobasta en colère se rua sur moi, tout à coup indifférente aux blessures que lui infligeait le métal. Elle empoigna ma main et m’emporta dans le lit de la rivière. Comment pouvais-je m’enfoncer si profondément dans une rivière ? Sans doute qu’habitée depuis des siècles et des siècles par ces esprits mauvais, elle était elle aussi devenue malveillante. Ma conscience commençait à se voiler, j’étouffais, mes poumons prêts à éclater. J’allais mourir ! J’allais mour… Je perdis conscience au moment où je regrettais d’avoir entraîné mes compagnons dans de tels dangers. Le cri strident continuait à me blesser, s’enroulait autour de mes pensées, les asphyxiait, annihilait toute volonté et toute résistance. Les yeux mi-clos, sous l’étreinte farouche de la Lobasta, j’attendais ma mort. Pourtant, je crus discerner un éclair bleu et orange. Une bataille acerbe se livra entre la Lobasta et le feu follet et une grosse tête de chat s’approcha de moi et m’insuffla un peu d’un air salvateur. Mes pensées embrumées s’éclaircirent. Boon ! Mon cher ami ! Je me débattis avec une ardeur nouvelle pour que la sirène des rivières lâche prise. Boon, quant à lui, jetais ses petits cailloux argentés pour se débarrasser d’une autre Lobasta qui essayait de l’emporter à son tour vers le fond. Je finis par quitter ma cotte de maille et en fouettai mon ennemie jusqu’à ce qu’elle batte en retraite. Je remontai à la surface pour aspirer goulûment de l’air et je vis Baltyr inerte sur l’autre rive de la rivière. Lui au moins avait réussi à passer le gué. Je replongeai immédiatement pour venir en aide à Boon que je ne voyais pas émerger. Ma cotte de maille dans ma main meurtrie, j’étais prêt à chasser toutes ces sirènes belliqueuses de leurs eaux. Mais ce que je vis me fit lâcher un hoquet d’horreur. Boon, inconscient, était emporté par les Lobastas dont le faciès traduisait une satisfaction odieuse. Je me lançai à leur poursuite bien que mes maigres qualités de nageur et la lourde cotte de mailles me freinent considérablement. Quand je parvins à rejoindre l’ensemble des Lobastas, je me mis à fouetter à tout va, sans autre but que de me frayer un passage jusqu’à mon pauvre ami dont les ailes diaphanes flottaient dans les replis argentés de l’eau. Alors que je croyais atteindre mon but, une énorme Lobasta, sans doute un mâle, me fit face et m’arracha des mains sans douleur apparente l’objet en métal et me le jeta de toutes ses forces à la figure. Malgré le froid de l’eau, cette fois, la brûlure me sonna. J’avais d’abord essayé d’arrêter la progression du haubert avec mes mains avant de le recevoir sur le visage. J’accusai le coup avec un recul de quelques mètres mais repartis à la charge malgré le grand malaise qui m’envahissait. Avant d’être moi aussi pris par les Lobastas, je pris appui sur le lit pierreux de la rivière pour me propulser à la surface de l’eau. Réunissant mes dernières forces, je dérivai plus que je ne nageai vers la rive où Baltyr gisait encore et, une fois échoué sur la berge, ivre de douleur, de fatigue et d’affliction, je sombrai, à plat ventre sur les cailloux mouillés.
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