Ce que manger veut dire Quand déjeuner, c’est dîner La France qui mange à la même heure est une situation récente. L’historien, Jean-Louis Flandrin, commente ces transformations dans « le temps de manger ». « Les pratiques alimentaires sont de celles qui contribuent le plus à structurer le temps social ; elles sont, en retour, fortement influencées par la place qui leur est faite dans l’emploi du temps et par le rôle qu’elles jouent dans son organisation », Existe donc un calendrier alimentaire plus ou moins implicite qui concerne les modalités d’organisation des repas et leur composition : utilisation de produits frais et de saison, chronologie et temps dévolu aux repas. Quant aux choix et combinaisons d’aliments doux ou salés, cuisinés ou non, ils sont évidemment en rapport avec les modèles culturels, les goûts et leur évolution. Ainsi, les horaires, les usages du ou des repas, le respect de principes paraissent aller de soi. En réalité, ils sont le fruit d’une culture et de l’histoire d’un groupe et confèrent aux comportements alimentaires un sens indispensable. Manger, on le sait, ne consiste pas seulement à se nourrir mais implique également de respecter les normes d’un milieu, d’une époque. Mais le vocabulaire, déjà, déroute le mangeur du XXe siècle. Ce qu’il nomme déjeuner ou dîner résulte d’un glissement temporel, d’une modification d’habitudes sociales. Les critiques si vives - et parfois fondées – déplorant une désagrégation actuelle des repas (horaires mouvants, fragmentation, absence de convivialité) reposent en partie sur une croyance erronée valorisant presque à outrance et nostalgiquement, une société traditionnelle qui aurait été respectueuse de la nature, des rythmes des hommes, de leur bienêtre.
Cette harmonie aurait été mise à mal par les exigences de la société industrielle, la nôtre, dévoreuse d’hommes. « Nous avons l’impression, remarque l’historien Jean-Louis Flandrin, que, dans les siècles précédents, tout le monde partageait les mêmes heures de repas jusqu’à ce que l’homme soit mis au service de la machine. » Vision simpliste, car depuis fort longtemps, les heures des repas diffèrent selon les milieux sociaux et professionnels ainsi que l’a relevé l’historien. Ainsi au XIVè siècle, le roi Charles V dînait-il à 10 heures (du matin) et ne prenait pas de repas jusqu’au souper du soir. A la même époque, les règlements des ouvriers, eux, sont bien plus calqués sur les cycles de la nature et les rythmes du soleil – certains horaires de repas pour le travail d’hiver et d’autres pour le travail d’été – et sont aménagés selon ces contraintes ; même chose pour les paysans (avec en outre des variations régionales). Mais la plupart de ceuxci ne dînent jamais (notre déjeuner actuel) sauf le dimanche, jour de repos. Sinon ils prennent un gros déjeuner et goûtent aux champs d’un casse-croûte composé de pain et de laitages, puis ils soupent à la maison. « A partir du XVIe siècle, remarque Jean- Louis Flandrin, les horaires de l’élite glissent constamment dans le sens d’un retard. On dîne finalement à l’heure où l’on soupait ; tandis que les ouvriers et les paysans demeurent longtemps aux mêmes horaires. » Mais, pression des affaires, désir pour la bourgeoisie et les classes moyennes de se comporter à la manière de l’élite, font qu’à la fin du XIXè siècle, à Paris, on en arrive à déjeuner à midi… En province, le long repas familial qui se déroule à la même heure s’appelle encore un dîner. . Le souper étant lui, « un repas froid qui se prenait pendant ou après les bals et les grandes soirées à une ou deux heures du matin » . Jusque-là, le premier déjeuner dit aussi déjeuner à la tasse se prenait au lever. Le second déjeuner dit déjeuner à la fourchette ou déjeuner dînatoire était longtemps servi entre 10h et 12h, on priait à dîner à 17h ou 18h. Mais au XIXe siècle, ces heures reculent constamment ; on prie à dîner vers 19h30 et au début du XXe siècle, une domestique stylée sert le déjeuner à midi exactement. Sans doute parce que la scolarisation impose ces rythmes et parce que se développe un modèle de femme au foyer. Occupée toute la matinée à la supervision de la maison et au suivi de ses enfants celle -ci ne trouve plus le temps de déjeuner à 10h. Tous ces mouvements d’horaires et leur valorisation implicite ont forgé aujourd’hui dans les différentes classes sociales « une culture homogène des trois repas par jour – ce qui n’était pas vrai il y a deux siècles ». En revanche, la conviction ancienne qu’un repas c’est une rencontre, une convivialité et comme le dit Jean-Louis Flandrin, « quelque chose qui se passe entre deux personnes et la nourriture et qu’il est impensable de faire un repas seul » paraît ébréché. Rythmes de travail et d’études, désir de solitude de certains (les adolescents, par exemple, qui n’ont pas envie de se retrouver en famille) ont modifié le repas familial et incité à des comportements différents : manger seul, vite, à n’importe quelle heure un Mac Do sur le pouce ou un yaourt extrait du frigo. Ce serait alors une rupture d’avec la morale d’autrefois considérant qu’il était bon de manger avec d’autres et que, finalement, la gourmandise était cela : manger en solitaire en dehors des temps prévus.
Propos recueillis par Odile Naudin
L’histoire du beurre Jusqu’au XVIe siècle, le beurre, comme les laitages d’ailleurs, est considéré comme une nourriture bonne pour les pauvres et n’est guère présent sur les tables aristocratiques. A partir du XVIe siècle, le beurre prend très progressivement place dans les livres de cuisine en étant mentionné dans une recette sur trois. Jusque-là, on préférait l’huile, le lard, le saindoux. Les bourguignons pourtant réputés pour leur gourmandise, en consommaient alors peu et bien moins que leurs voisins auvergnats. Plus on remonte vers le Nord et l’Ouest, plus la consommation augmente. Même si les marchés hollandais sur lesquels le beurre constitue la marchandise principale et l’attirance des Anglais pour ce produit étonnent, voire choquent, les Français. Le beurre devenant finalement moins cher que l’huile, celui-ci s’installe dans les assiettes et les cuisines. Au XVIIe siècle, près de 60% des recettes en comportent et utiliser l’huile devient commun. « La cuisine grasse remplace alors la cuisine épicée », note Jean-Louis Flandrin. Odile Naudin
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