Il était une fois, dans l’antique et verdoyante Neustrie, un fier château tout de pierres hirsutes qui surplombait une mer capricieuse. Le seigneur de ce château s’appelait Rongvald. C’était un ancien viking, chevelure de miel et visage taillé dans le plus noble des marbres, épaules de roc, jambes de chêne et regard plus affilé qu’une épée. Il y a de cela vingt hivers, il avait accosté avec sept drakkars sur une plage non loin d’ici. Il avait semé feu et désespoir, pillant et tuant sans discernement, aveuglé par sa soif inextinguible de richesses. Rapidement, toute la contrée fut à ses pieds. Devenu seigneur de Pirou, Rongvald fit construire son château où il vécut grassement les premiers mois, dans une débauche de richesses. Un beau jour, il posa les yeux sur Mathilde, une jeune femme d’ici aux yeux d’ambre vert et à la chevelure d’or. Il en tomba éperdument amoureux. Il apprit sa langue, abandonna ses coutumes païennes et jura fidélité à son Dieu pour enfin l’épouser selon les coutumes de ses parents. Au fil des années, le spectre de sa barbarie passée disparut des mémoires et tout le monde s’accorda pour voir en Rongvald un seigneur sage et avisé. On se pressait à sa porte pour lui réclamer conseils et justice et on l’écoutait avec attention quand il expliquait l’art d’apprivoiser la mer.
Notre histoire commence un jour de mai. En ce jour heureux Rongvald mariait sa fille Arlette au seigneur voisin. Les invités étaient venus en nombre pour assister aux noces. Sur les tables dressées dans la cour du château, la bruyère enlaçait le lys sauvage entre des flots d’hydromel. Les chants s’élevaient, les rires faisaient vibrer les murs. Tous célébraient la beauté solaire d’Arlette, son teint de lait, ses yeux de lune et ses cheveux de feu. Les tables croulaient sous le poids des victuailles : pain de froment, volailles dorées, pommes rutilantes et poissons irisés. La viande luisait au soleil et les coupes d’or remplies à ras bord, jouaient à éblouir les oiseaux trop curieux. De mémoire d’homme, jamais on avait vu dans toute la Neustrie un mariage plus éclatant que celui d’Arlette, fille de Rongvald. Soudain, un cri sinistre vint couvrir les chants d’allégresse : « les hommes du Nord ! Ils approchent de nos côtes ! »
Les convives se turent et les visages s’assombrirent. Le feu qui avait été allumé pour rôtir les viandes commença à décliner. Rongvald se leva et courut à la plus haute tour du château. Il vit sur la mer une flotte de fiers drakkars, leurs voiles gonflées par la bise et leurs figures de proue grimaçantes. Il ne put les compter tant ils étaient nombreux. La voix rauque du tocsin retentit. Les paysans s’affolèrent, et accoururent au château pour trouver refuge. Il avait suffit de quelques minutes aux vikings pour débarquer. Ils s’approchaient maintenant du château en une foule compacte et bruyante, scintillante de fer et de bronze. A l’intérieur de la forteresse, l’angoisse montait. On avait rassemblé rapidement toutes les armes, arcs et flèches, haches et fourches. Les vikings tailladèrent l’épaisse haie épineuse qui ceignait le château ; ils approchaient hurlant leur folie. Les femmes s’agenouillèrent et se mirent à prier. « Délivrez-nous Seigneur de la folie des normands, protégez-nous de la vague meurtrière des cruels païens. » Les hommes de Rongvald avaient pris place à la porte et armèrent leur arc. Ils avaient enflammé leurs flèches du feu qui rougeoyait encore entre les tables désertes. Mais les assaillants étaient trop nombreux, malgré la pluie de feu et d’acier que Rongvald avait déchaîné contre eux, les vikings étaient maintenant en mesure de massacrer ses hommes. On sonna la retraite et tous se replièrent dans la forteresse. On fit descendre la herse et on verrouilla la porte d’une lourde barre de fer blanc. La nuit qui s’ensuivit ne fut que déferlement de flèches en feu. Elles fendaient l’air dans un feulement plaintif couvrant par moments les cris de rage et de douleur. Repliée dans une petite pièce aux murs de pierres, Arlette pleurait son bonheur évanoui. Les enfants, silencieux, attendaient. Sur les tables, le lys se recroquevillait, le vin se troublait.
Rongvald se laissait aller à sa rage. Il se battait sans fatigue ni peur, le vaillant combattant qu’il était se révélait sous la lumière blafarde de la lune. Mais parfois, son cœur se serrait quand il entendait sous ses murs gémir dans sa langue maternelle. Ceux qui hier étaient ses frères, aujourd’hui étaient ses ennemis. De leur côté, les vikings étaient menés par Thorlac, un vigoureux gaillard fort comme un ours. Il haranguait ses hommes par des cris puissants, son visage tordu par la colère sourde d’un nouveau-né. L’odeur métallique du sang brûlait les narines des combattants. Le sol, les pierres, les herbes étaient empourprés par la mort. La même force aveugle maintenait debout les hommes des deux côtés.
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