Soudain, les assauts des vikings s’interrompirent. Ils avaient compris qu’ils ne pourraient venir à bout de la forteresse par une attaque frontale, ils avaient donc décidé d’en faire le siège. Rongvald rassembla ses hommes au milieu de la cour. Ils ouvraient tout juste les yeux sur ce qui venait de se passer. Grisés par la bataille, ils ne ressentaient la fatigue qu’une fois les armes posées. Les visages étaient défaits, les yeux las, et les chemises noircies par la cendre laissaient entrevoir des blessures béantes. Les épées et les haches étaient cramoisies par le sang, les arcs échevelés ou brisés. On décida d’attendre les aurores pour enterrer les morts. Rongvald ne pouvait fermer l’œil, il se posta dans une haute tour et surveilla les allers et venus des vikings. Ils avaient encerclé tout le château, rendant impossible toute entrée et sortie. Un peu plus loin, ils finissaient de dresser leur campement de tentes de toile. Ivre de chagrin, Rongvald s’assoupit contre le mur. Les vikings étaient bien trop nombreux, bien trop féroces, la citadelle finirait par tomber terrassée par la faim. Soudain, la voix d’un soldat posté en contre-bas de la tour arriva à ses oreilles, elle racontait des légendes qui avaient bercé son enfance. Il était question du dragon Fafnir et du vaillant Siegfried, d’un anneau maudit et de Walkyries. Les larmes coulaient le long des joues de Rongvald, une fois encore il se sentait si proche de ceux que le sort lui avait désigné pour ennemis. Il descendit voir Arlette. Elle était livide, les yeux las, dans une torpeur proche de celle qui s’empare de vous au dernier souffle. « Père, la peur a figé mon sang, le malheur a arrêté mon cœur et la soif de vengeance déchire mon âme. Pourquoi fallait-il qu’en ce jour heureux, on me dérobe tout ce qui m’est cher ? Pourquoi ces païens nous vole notre pain et nos terres ? Ont-ils un cœur, ces monstres ? Leur inhumanité me répugne, leur bestialité m’écoeure… je suis emplie de haine. _ Ma fille, je comprends ta douleur et je la partage. Je crains de ne plus jamais avoir la force de sourire tant ma peine est grande. Mais je t’en supplie, malgré ce que pourront voir tes yeux, malgré ce que pourront entendre tes oreilles, garde en ton cœur la certitude que tout homme t’est semblable. Nous sommes tous affligés des mêmes souffrances, consolés des mêmes joies, et hélas, animés de la même sourde folie. Le sage est capable de barbarie quand la rage l’emporte, tout comme la brute est capable de discernement quand l‘amour le porte. Allez, dors maintenant, nous aurons besoin de forces. » Les jours passèrent avec leur cortège de nuits endeuillées. La faim harassait les corps et égarait les esprits. Une odeur pestilentielle de mort et de désespoir mêlées planait sur la citadelle. Rongvald décida de demander conseil à Osvald, le mage, lequel se mit à la recherche d’un vieux grimoire.
Dans le campement viking, les esprits s‘échauffaient.Tous avaient envie d’en finir et de goûter enfin aux richesses promises. Thorlac décida de lancer l’assaut final la nuit prochaine. En attendant, on affûta discrètement les haches et les lances. A la tombée du jour, on vit un troupeau d’oies sauvages s’élever dans le ciel encore empourpré. C’est le moment que choisit Thorlac pour lancer l’offensive. Dans un fracas assourdissant, la horde viking s’empara de la citadelle, défonçant les portes, écumant les couloirs, faisant trembler les murs. Personne. La citadelle était vide. Dans la tourelle ouest, Thorlac découvrit Osvald, plongé dans la lecture de vieux parchemins. « Où sont-ils ? Où sont-ils ? Où ont-ils trouvé refuge ? Par quel maléfice ont-ils échappé à mon glaive ? Comment ont-ils pu se soustraire à ma force et à ma puissance ? » Il n’attendit pas la réponse à ses interrogations, il trancha la tête d’Osvald et donna l’ordre de mettre le feu à la citadelle vide.
Le brasier embrasa le ciel et la mer. Les vikings levèrent le camp à la recherche d’une terre plus riche. Les oies s’étaient regroupées non loin du triste spectacle. Il semblait qu’elles pleuraient. Des larmes coulaient de leurs yeux clairs. Elles pleuraient silencieusement, elles pleuraient sur leurs vies brisées, elles pleuraient sur la mort d’Osvald, elles pleuraient sur leur avenir évanoui. Rongvald dans son effroi, n’a pu mémorisé la formule qui devait redonner forme humaine à lui et les siens. Les voilà condamnés à une errance éternelle dans les murs du château de Pirou, prisonniers du sortilège qui les avait sauvés de la mort.
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